lundi 11 février 2013

KADER EL FARTAS ET SES PASSAGERS CINEPHILES

Le Vox et le Modern de la ville drainaient des foules de cinéphiles... Cinéphiles, c'était trop dire mais bon... chacun avait son goût et les foules qui déferlaient des villages étaient si disparates que c'était un plaisir de voir un pays dans lequel cohabitaient pareilles dissemblances dans une absolue tolérance ... Il y'avait les amateurs des gros bras: Hercule, Maciste, Ursus (que Mahfoud prononçait "Ersus"), il y'avait les amateurs de films hindous qui savaient pardonner l'exagération des héros pour le charme des héroïnes, il y'avait les admirateurs des cow-boys  tueurs d'indiens, dont il adoptaient  la dégaine et le déhanchement au sortir des salles, crachant même leur chique comme le faisaient les  bandits hirsutes et poussiéreux,  il y'avait les Faridistes qui prétendaient aimer la voix beuglante d'El Atrache mais que n'attiraient en réalité que la volupté des danses du ventre de Samia Gamal et la douceur de la voix de Chadia... Nous étions un peu de tout et quand nous montions à la  ville, en groupe comme de bien entendu, nous ne choisissions pas notre film et prenions celui qui "passait" car pour nous tous les genres avaient leurs charmes... Mais de temps en temps, en assistant au "lancement" du prochain film, on s'engouait littéralement et on affrétait la vieille 403 camionnette de Kader El Fartas, le clandestin, pour un déplacement massif...
Il n'y'avait pas de grand risque car  sur les vingt cinq km qui nous séparaient de la ville, les gendarmes ne dressaient leur barrage qu'à hauteur de la vieille demeure de Ammi Amar, l'ascète au visage de mandarin qui vendait de l'eau sur le bord de la route et que tout passager pouvait voir assis en tailleur sur sa natte, sous un grand olivier...
Le barrage était signalé par les automobilistes par un coup de phare et El Fartas le clandestin pouvait garer sur le talus en attendant l'usager de la route qui lui signalerait le départ des gendarmes par un large "non" effectué par les balais d'essuie-glaces...
Mais même en ces temps là, les gendarmes qui étaient débonnaires savaient se faire roublards... Et un jour, ils nous dressèrent une embuscade ou si vous voulez, un faux barrage  au détour du grand virage de la maison cantonnière... Au geste du gendarme qui lui dit de serrer à droite, El Fartas ne put qu'obtempérer en pompant énergiquement sur la pédale  car le satané servo-frein avait lâché depuis quelques mois et il n'avait pu le réparer car même usé,  il coûtait une petite fortune au souk de la casse de Sidi Aissa...
El Fartas ouvrit la portière,  la vitre ne descendant pas,  et le gendarme lui demanda les papiers et l'informa qu'il allait le verbaliser pour "conduite gênée" car il transportait sans en avoir le droit, 3 passagers à l'avant...
En dressant son PV, le représentant de l'ordre crut entendre un toussotement venant de sous la bâche... Il voulut en avoir le coeur net et la souleva, la première image qu'il aperçut, ce fut la face de lune de Aissa Ettobsi puis il nous vit, entassés pèle mêle, nous regardant en silence en nous triturant les doigts... Quand il nous fit descendre l'un après l'autre après qu'El Fartas ait dénoué le fil de fer retenant la porte, il nous compta et découvrit que nous étions 18 à l'arrière sans compter les trois passagers de la cabine...
Il appela ses collègues et il y'eut un long conciliabule entre eux... Nous nous attendions au pire ! L'état de droit n'étant pas installé dans notre pays à l'époque, les gendarmes pouvaient user sans peur et sans reproches de leurs rangers. Mais il n'en fut rien... les hommes en vert en ces temps là, n'avaient pas de radars mais ils possédaient par contre beaucoup de bienveillance et d'humour... 
Leur chef, tenant les papiers d'El Fartas dans les mains lui lança un défi.
-Montre nous seulement comment tu as fait pour mettre tout ce beau monde dans ton tacot et nous le laissons repartir lui dit-il...
On vit alors El Fartas refaire la délicate opération grâce à laquelle il avait réussi à nous entasser dans sa voiture... ce fut fait en un clin d'oeil !... les gendarmes n'en revinrent pas !... ils tinrent parole et nous autorisèrent à aller voir notre film... Quand El Fartas démarra et ouvrit la portière en roulant, et qu'il leva le bras pour leur faire un grand salut, ils étaient tous sur la chaussée, la main sous la casquette,  à se gratter la tête devant sa performance...

lundi 4 février 2013

COMMENT SI EDDERADJI DEVINT SI EDDEDJI


Aux toutes premières années de l indépendance, faute d enseignants attitrés, on recruta des moniteurs (Moumerrinine). Ils venaient des écoles coraniques, la plus réputée étant celle d El Hamel. Ils n'avaient pour bagages que les versets coraniques qu ils avaient appris et un peu de grammaire et de conjugaison. Ils devaient toucher entre 250 et 300 da par mois, possédaient tous des bécanes et se faisaient un point d honneur à parler en arabe classique. Ils compensaient leur indigence didactique et pédagogique par un volontarisme exagéré et un grand zèle patriotique. La plupart d entre eux furent confirmés, "permanisés" et se retrouvèrent instituteurs, postes qu'ils occupèrent jusqu'à leur retraite. Parmi ces moniteurs, nous connûmes Si Edderradji... Il officiait à Wad Ezzawech, lieu dit situé derrière les collines qui limitent l'horizon, au nord-ouest de mon village... Wad Ezzawech a été doté d'une école avec une seule classe dans laquelle Si Edderradji faisait ce qu'il pouvait tous les jours, sauf le vendredi, jour de prière et le lundi, jour de marché. Si Edderradji devait "obligigatoirement" enseigner le programme public; c'est pour ça qu'il ne se contentait pas de faire répéter à longueur de temps les versets coraniques à ses élèves et devait, entre deux histoires de châtiment du tombeau et de lavement rituel des défunts, prodiguer quelques cours d'arithmétique, discipline qu'il exécrait car si pour l'addition et la soustraction ça pouvait aller, il n'en était pas de même pour la multiplication et sa table et la division et son quotient... Dans les premières années de l'indépendance c'était encore plus simple mais après quelques années on s'amusa au ministère à introduire une unité de compte nationale: le DEDJ qu'il fallait bien appliquer... Cette unité figurait dans le nouveau livre qu'il reçut de l'inspecteur qui l'avait convoqué au village, parce que c'est dans mon village, à la campagne que se faisait l'inspection de Si Edderradji, Monsieur l'Inspecteur n'allant quand même pas s'aventurer jusqu'à Wad Ezzawech... Quant bien des années plus tard, quelques élèves de Si Edderradji réussirent à rejoindre le collège, leurs copains de classe et leurs professeurs eurent la surprise de découvrir l'unité Dedj... Si Edderradji n'avait jamais compris et n'avait donc pas pu faire comprendre à ces élèves de Wad Ezzawech que DA (del - djim) qu'il prononçait "Dedj" signifiait "Dinar Algérien"... Cela lui valut de se faire surnommer Si Eddadji, sobriquet qu'il porte à ce jour.