mercredi 28 septembre 2016

EL BACHIR ET LES DEUX CHACALS


Nos bons montagnards croient dur comme fer aux présages...

Et si le chat noir ne leur dit rien, ils n'en est pas de même du lièvre et du chacal...

Mais le code est assez difficile à retenir...

Voir passer un lièvre le matin signifie un bon présage, le soir, un mauvais présage... ou le contraire... et c'est la même chose aussi pour le chacal... Ceux qui savent calculer les probabilités trouveront que l'on a ainsi huit possibilités par jour de rencontrer son bonheur ou son malheur...

Les choses sont si mélangées qu'on en arrive à interpréter toute rencontre à toute heure avec l'une de ces bêtes comme présage de bonheur...

Je me souviens de ce voyage en taxi avec notre inénarrable "El Bachir" (le nom est une simple coincidence dans l'histoire)... En montant les méandres de la route de Dra El Mizan, nous eûmes à voir passer un chacal et El Bachir retira les mains du volant, au risque de laisser sa 404 basculer dans le ravin, se les frotta de satisfaction et nous lança tout heureux: " n'har m'guerrez ya djeddkoum !" (intraduisible)...

Quelques kilomètres plus loin et c'est un autre chacal qui traversa la route et El Bachir se refrotta les mains en nous disant: "Yakhi Z'harr yakhi !"...

Arrivés à Dra El Mizan, il se rendit compte que son réservoir devait être à sec, depuis le temps qu'il avait fait son dernier plein (l'indicateur ne marchait pas)...

Nous descendîmes jusqu'à la station de la sortie nord de la ville... Les tuyaux étaient posés au dessus des volucompteurs et l'agent nous cria de loin, les mains en entonnoir devant sa bouche: "Yaou Oulache ! Oulache !"...

Nous revînmes vers la station du centre-ville... elle était fermée, le carburant de ses cuves épuisé...

Notre espoir résidait dans le résidu du fond de réservoir... S'il pouvait nous permettre d'atteindre le sommet de côte de Tizi Larbaa, on pourrait descendre au point mort jusqu'à la pompe d'Aomar, sinon...

Nous remontâmes la pente du retour en silence...

Arrivés à 2 km du sommet de côte, la voiture fit quelques embardées puis s'arrêta...

Nous dûmes la pousser sur les deux kilomètres restants sur une route à 45 degrés de déclivité... et tout le monde connait le poids de la 404...

Quand nous arrivâmes au sommet de côte, Mahfoud qui était de l'équipée, entre deux souffles rauques, la langue par terre et la chemise mouillée de sueur eut ces mots à l'adresse d'El Bachir qui était devenu plus noir que nature (El Bachir n'était pas brun de peau):

"Yenaal bou yemmat edhiaba !" (maudit soit le père de la mère des chacals)

En redescendant la pente dans le silence du crépuscule que ne troublait même pas le bruit du moteur, le visage qui était pensif d'El Bachir s'éclaira brusquement et on l'aurait entendu crier "Eureka" s'il avait connu Archimède.

Il tenait l'explication de ce qui nous arrivait:

" J'avais oublié, nous dit-il que la rencontre du chacal est un bon présage quand elle s'effectue avant la prière du Dh'hor, pas après celle d'El Asr !"

En rejoignant ce matin le boulot, j'ai pour ma part, rencontré ce chacal...

Il est évident que le mauvais présage pour cette pauvre bête s'est matérialisé, que ce soit avant la prière de l'Icha ou après celle du Fadjr par sa rencontre avec un bipède véhiculé...

jeudi 20 novembre 2014

LA RELEVE


Un jour une grande société est venue s'installer chez nous pour effectuer de grands travaux... 

Elle a ramené ses engins, ses barraques de chantier et ses hommes et a occupé à l'oeil un terrain communal puis on a assisté à une noria de mastodontes déposant des grands tuyaux noirs partout où il était possible de les déposer... 

Quelques jours plus tard des dizaines d'excavatrices ont commencé à creuser un grand fossé dans lequel des ouvriers se sont mis à poser les tuyaux sous la surveillance de contremaitres en casquettes jaunes et lunettes de soleil...

Au début nos villageois ont été impressionnés et n'ont pas osé trop s'approcher puis petit à petit ils ont compris qu'il y avait peut-être un profit à tirer...

Un beau matin une bande de nos jeunes habituellement noctambules se posta face à la poste et à l'aide de gourdins, interdit l'accès aux usagers... 

C'était un jeudi et tout le monde trouva que le mouvement de contestation était légitime même sans en connaître la raison car il donnait un alibi aux enseignants pour ne pas rejoindre les classes et pouvoir faire ainsi le marché de véhicules du village d'à côté et une bonne raison aux élèves d'aller ramasser les olives car c'était la saison...

Les gendarmes intervinrent pour constater puis s'en allèrent faire leur PV car depuis la démocratie ils avaient rangé leurs gourdins...

Vers 10h, après avoir fait sa grasse matinée, notre sous-préfet vint avec notre maire pour négocier l'ouverture de la route... l'élu et le représentant de l'Etat prirent connaissance des revendications des coupeurs de route: ces derniers voulaient du travail dans la grande société qui enterrait des grands tuyaux sous la supervision de contremaîtres en casquettes jaunes...

Les deux responsables trouvèrent que la revendication était légitime et chargèrent les jeunes d'établir une liste des demandeurs d'emploi qu'ils devaient déposer au service cartes grises de la daira qui était en attente de mise en service, afin que la société puisse étudier les possibilités de placement en fonction des compétences de chacun... 

Quand il rentra en début de soirée, Bachir, cadre administratif qui était sorti avant la fermeture de la route, trouva un de ses beaux frères chez lui... 

Il était exubérant et racontait à sa soeur l'événement du matin qui avait fait l'actualité du village...

Bachir regarda son beau frère avec sa casquette retournée et son jean tombant, qui montrait une grande partie de son slip rouge...

-" Ainsi tu veux travailler ! lui dit-il ...
- bien sûr répondit le jeune homme que ses amis avaient affublé du surnom de "djarboua" (la gerboise)... au moins pour me faire de quoi "flexy"...
- ce n'était pas la peine d'aller couper la route, je t'offre maintenant du travail et tu seras aux bons soins de ta soeur... tu vois le jardin ? Remue le et je t'offre 4000 DA ... 
C'était un tout petit jardin potager de moins de 20m2...
- 4000 DA, ça ne m'arrange pas... faut un peu plus !
- Va pour 5000 !...
- Marché conclu... demain matin je suis occupé, et puis c'est le vendredi et je ne peux rater ma prière, samedi je fais le marché... dimanche tu trouveras ton terrain labouré... je peux avoir une avance ?

Bachir lui remit un billet de 1000 DA puis rejoignit ses amis à la place du village...

Le soir du dimanche Bachir trouva qu'El Djarboua avait effectivement entamé les travaux, mais sa femme l'informa qu'après 3/4 d'heure il était venu lui annoncer sa démission en lui faisant comprendre qu'il ne demanderait rien en contrepartie du travail qu'il avait accompli, qu'il jugeait payé par l'avance qu'il avait reçue...

Bachir m'a juré, en me racontant cette histoire, qu' El djarboua n'avait pas traité une surface supérieure au toit de sa quatrelle !...

On apprit par la suite que la liste des postulant à un emploi au sein de la grande société qui plaçait des grands tuyaux dans de profonds fossés sous la supervision de contremaîtres en casquettes jaunes contenait 27 noms...

Celui qui l'avait écrite sur deux pages d'un cahier d'écolier n'a pas eu besoin de transcrire en toutes lettres l'emploi désiré... de simples tirets sous l'emploi voulu par le premier inscrit montraient que les 27 coupeurs de route demandaient tous à être recrutés comme... gardiens de nuit !

dimanche 17 mars 2013

LE MAUVAIS OEIL DE SALEM ENNEGARA


Dans mon village à la campagne on ne peut pas dire que les citoyens usurpent leur réputation. Ainsi en est-il de Salem En-Neggara … Ce digne monsieur de Oued el Guendoul est réputé pour son mauvais œil et un village averti en valant deux, tous les villageois le savent et savent s’en prémunir: ils le saluent de loin d’un ample geste de la main, tous doigts ouvert en murmurant « el 3’ma ! » afin que les cinq doigts aillent dans l’œil de l’envieux et qu’il soit atteint de cécité momentanée pour ne pas remarquer la face trop enjouée, le panier à provision trop chargé, les habits trop propres, les enfants trop beaux ou la voiture bien entretenue de l’interlocuteur … car avec Salem En-Neggara, le coup d’œil était impardonnable ! 
On raconte qu’un jour, alors qu’il se trouvait en bonne compagnie et prenait le frais sous l’olivier d’El Djen’ba, il vit passer, en contrebas, Mansour Eddarradji sur sa mule… L’assistance l’ayant mis au défi d’arrêter la bête, il simula un tir au fusil en mettant en joue la mule… Au « pan ! » qui fusa de sa bouche quand il l’eut dans sa ligne de mire, la mule, pourtant distante de plus de 500 mètres s’affala, heureusement au ralenti, ce qui valut à Mansour de tâcher seulement son burnous mais sans trop ressentir l’effet de sa chute sur sa chair et ses os…
Salem En-Neggara possédait un poulailler… il l’avait construit dans sa terre de Bir Moudjnib et il y passait le plus clair de son temps. Il avait dressé un barrage en tôle et branches de jujubier à 100 m de l’esplanade sur laquelle il élevait ses poulets… affirmant à ceux qui osaient une question sur cette barricade, que ses poules n’aimaient pas être dérangées par les voix des hommes et le bruit des moteurs et qu’il préférait pour sa part, décharger les aliments du bétail assez loin et consentir de les transporter à dos d’homme jusqu’au garage plutôt que de mettre en péril sa seule source de revenus… en réalité c’est du mauvais œil qu’il avait une forte appréhension car il connaissait, et pour cause les conséquences qu’il pouvait engendrer et les pertes qu’il occasionnait…
En prenant toutes ces précautions, sans compter les pneus usés qu’il avait placé sur le toit du poulailler, et, il faut le dire aussi, en sachant soigner et entretenir ses bêtes, Salem En-Neggara réussissait toujours à proposer des poules dodues et propres… Un jour, Belgacem Boulehraness, son rival en aviculture mais néanmoins ami depuis la Révolution Agraire où ils étaient dans la même coopérative, invita Salem à venir inspecter son poulailler pour essayer de comprendre ce qui n’y tournait pas rond et qui faisait que ses poulettes restaient malingres et anémiées malgré tous les soins qu’il leur apportait et les vitamines et antibiotiques qu’il leur faisait ingurgiter…
Il se doutait bien que le mauvais œil de Salem allait faire ses effets, mais ne l’appréhendait pas très fort car se disait-il, la situation de ses poulets ne pouvait en aucun cas être pire que ce qu’elle était !
Il avait un poulailler en parpaings recouvert de plaques de fibro-ciment datant de l’époque où l’amiante était inoffensive. Quand ils poussèrent le semblant de porte qui barrait l’entrée après avoir dénoué le fil de fer qui la retenait, Salem fut, il faut le dire, intérieurement satisfait de ce que subissait son ami, comparativement à aux prouesses qu’il réussissait à réaliser : des poulettes stressées, à moitié déplumées, le croupion ensanglanté par le cannibalisme… bref, un spectacle qui n’avait rien de réjouissant pour tout éleveur digne de ce nom.
- Tes poules sont trop à l’étroit Si Belgacem !... il faut te résoudre à te libérer au moins du cinquième ; et fais en sorte d’éviter l’aliment de Amar El Gourchala, ses tamis ne sont pas au point ; il y’a trop de grains non broyés que les poules picorent, dédaignant le reste et se privant ainsi de vitamines et de sels minéraux car c’est dans les parties fines qu’on en trouve le plus…
Quand ils se séparèrent, Belgacem savait que l’œil de Salem ferait quelques effets ; et quand vint le soir, il évacua 2 brouettes de cadavres de poulets ; il se dit que ça aiderait à aérer son poulailler et n’en fit plus grand cas…
En rentrant chez lui, Salem En-Neggara ne put s’empêcher de faire un détour par sa terre de Bir Moudjnib… il avait toujours en tête l’image des poules de Belgacem Boulehraness… Quand il pénétra dans son poulailler et qu’il vit son cheptel éclatant de santé, il en fut si épaté qu’il ne put réprimer l’envie de prendre une chaise et de s’asseoir à contre dossier, le menton sur ses bras croisés et de rester longtemps à regarder ses belles bêtes à la blancheur immaculée, aux plumes fournies et qui donnaient une belle impression de joie de vivre…
Après la prière du Maghreb, en revenant de la mosquée, il s’ouvrit à ses deux voisins Ahmed El Gountass et Saad El M’Derwell sur la catastrophe que vivait le poulailler de Salem, non sans parler de la bonne santé de ses poules…
Les deux hommes ne dirent rien mais s’échangèrent en catimini un regard qui en disait long sur ce qu’ils pensaient…
Le lendemain matin, en rendant visite à son poulailler Salem En-Neggara fut surpris de trouver la moitié de son élevage gisant, sans vie, sur le parterre…
Dans la journée, tout le village le sut.
C’est sûrement Ahmed el Gountass, plus disert que Saad El M’Derwell qui proféra alors une phrase qui, à ce jour, illustre dans les propos des villageois, la morale de cette histoire : « Ain En’Neggara tedhrob h’atta rezk moulaha ! » (L’œil d’En-Neggara frappe même son propre bien !»

mardi 5 mars 2013

RACHID ET LES FOURMIS


J'aime chez Rachid son côté naïvement mystique qui lui fait prendre presque tous les problèmes avec un certain détachement, une sorte de second degré. Si Rachid croit dur comme fer que nos parents ont un lointain lien avec les hindous pour leur adoration de "le vache" (au masculin comme le disait Si Hammid), je crois pour ma part que chez Rachid, il y'a aussi quelque part un peu de moine bouddhiste... du Ghandisme c'est certain !
Il n'y a pas longtemps, lors de l'une de nos fortuites rencontres que les contingences de la vie éloignent de plus en plus, il m'a raconté son histoire de fourmis...
Il m'a dit avoir remarqué une invasion de sa maison par une race de fourmis qu'il ne connaissait pas... ni les grosses noires luisantes, ni leurs frêles cousines poussiéreuses, ni les petites pestes rouges, ni ces minuscules et innombrables points qui arrivent jusqu'à votre potager et se mettent à trois pour traîner un grain de sucre... 
Rachid s'est dit que cette terre qui lui déverse ses entrailles grouillantes sur le parterre de son salon ne pouvait qu'annoncer quelque catastrophe tellurique imminente...
Il a commencé à réfléchir au meilleur moyen de se débarrasser de ces bestioles mais sans utiliser la solution finale car il se voyait mal assassiner autant de vies...
Mais ses réflexions ont trop duré et ne voyant aucune solution, sa femme le pressa d'aller acheter un sachet de "doua el barghouth" et d'arrêter ses vaines cogitations ...
Rachid dut, la mort dans l’âme se résoudre à descendre en ville pour acheter cette poudre tueuse…
En cours de route il rencontra un collègue enseignant qui s’enquit de son état en voyant son air torturé par l’idée du crime qu’il allait commettre.
Rachid lui expliqua son histoire de fourmis et s’ouvrit à lui de ses scrupules.
Le Monsieur lui dit avec une conviction toute religieuse que les fourmis ne sont pas aussi bêtes qu’on le pense et qu’elles sont structurées et disciplinées… Et puisqu’elles ont parlé à Salomon (Sidna Soulaymane), elles sont donc capables de comprendre notre langage…
-         Dis leur de quitter ta demeure et elles le feront, lui dit-il.
Rachid rebroussa chemin et quand il pénétra chez lui sans le sachet de poudre, sa femme lui fit comme toute femme qui se respecte, une petite scène.
Il évita de rentrer dans la polémique et se dirigea vers le mur où se trouvait le gros de la troupe des envahisseurs…
-         Quittez ma demeure ! leur dit-il en se répétant à trois reprises.
On devine un peu la surprise et surtout l’inquiétude de sa femme qui, les mains sur les hanches regardait son mari qui parlait aux fourmis !!!!
-         Allah yah’dik ! lui dit-elle.
La traînée de fourmis commença alors à s’effilocher et quelques heures plus tard, il n’en est resté que quelques individus qui traînaient parce que même chez les fourmis, il y’a toujours des traînards…
Le lendemain, comme si elles eussent été ravalées par la terre qui les avait dégurgitées, il n’y avait plus trace des fourmis…
Ces jours ci je subis la même invasion. Mais mes fourmis à moi n’on rien de spécial ; ce sont des petites noires très communes… elles ont certainement été attirées par le millet rond que rejette mon couple de bengalis…
Ma femme n’arrête pas de me harceler pour que j’aille acheter l’insecticide en poudre qui doit m’en débarrasser (des fourmis s’entend !)…
Je lui ai préconisé d’utiliser la méthode douce rachidienne
Mal m’en a pris… Avec sa moue de dédain assassine, elle m’a rétorqué :
- Vas, toi-même faire ton discours aux fourmis !... moi je suis encore en possession de toutes mes capacités mentales !... 

dimanche 3 mars 2013

LE CHIEN-LOUP DE SAAD EL KOURNAFA




Dans mon village, à la campagne, il y’avait un homme qu’on appelait Saad El Kournafa… Il habitait là haut sur la montagne et n’en descendait  selon la saison que pour vendre son fagot de bois, son casier de figues de barbarie ou les chapelets de grives qu’il piégeait et que lui achetait Bernard, le petit vieux en béret qui venait  en 2CV de derrière les montagnes d’en face et qui les raflait toutes pour les vendre aux bars où les buveurs de bière les mangeaient cuits à la braise en se disant entre deux chopes qu’elles étaient « halal » même non égorgées parce que c’était un produit de la chasse…  C’est vrai qu’en ces temps là, on n’avait pas encore appris à couper le cheveu de Mouaouya en quatre quand il s’agissait de discuter du licite et de l’illicite.
En descendant de la montagne, il avait pris l’habitude de se faire précéder de son chien Birnar (il avait trouvé en l’acheteur de grives un nom providentiel). C’était un bâtard mais qui avait du caractère, de longs poils et qui lui témoignait d’une fidélité à toute épreuve. Sa compagnie lui permettait de se sentir moins seul mais aussi de lui parler de ses impressions, de la pluie et du beau temps et surtout, de son voisin Amar Boussendara avec lequel  les problèmes de bornage des champs ne finissaient jamais.
Un jour qu’il était descendu au village pour moudre deux aunes d’orge au moulin d’El Hadj Ali, il fut interpellé par Edouard Catala, le gros colon qui disposait de la plupart des bonnes terres de la région. Il portait comme à son habitude son chapeau de feutre et son gilet sur lequel pendouillait la chaine argentée de sa grosse montre de poche…
- Sbah el khir Kournafa lui dit-il.
- Boujour  M’siou Douar lui répondit Saad
- Tu  as un beau chien, Kournafa, j’ai perdu le mien hier… et si tu me le vendais ?
- Awah a Msiou Douar, demande les yeux , je vends, mais le chien je vends pas…
-je te donne 2 aunes de pois-chiches si tu acceptes
-par Dieu, même loukane tu donnes le Ferkissou,  je  donne pas le chien (le colon possédait un tracteur à chenille, un Massey Fergusson que tous les autochtones appelaient « el ferkissou »)… Mais si tu veux, je ramène un petit chien-loup  lundi quand je viens au  marché,  je change pour seulement 10 kg de fèves,  si tu veux bien sûr !…
- va pour le chien-loup ! lui répondit Edouard Catala, mais ce sera 5 kg de fèves, à prendre ou à laisser !
Le lundi d’après, on vit Saad el Kournafa, arriver avec son âne et son chien… il tenait un panier de doum aux anses attachées par une ficelle et d’où sortait un  petit museau espiègle…
Edouard Catala qui était devant la poste avec Madame Trident, la postière, alla à la rencontre du montagnard et celui-ci lui remit le couffin…
- c’est ça ton chien-loup ?
- Oui M’sieu, donnez du lait, il devient vite gros comme mon âne
- on verra bien répondit Edouard en se dirigeant  vers sa maison, de l’autre côté de la place, et en faisant un clin d’œil à Mme Trident…
- J’en ferai une arme efficace contre les arabes lui-dit il…
-et mes fèves M’sieu Douar ?...
- Tes fèves, tu attendras la récolte lui répondit Edouard Catala
- Yennaal slaltek ! lui lança Saad El Kournafa
- Qu’est ce que tu dis ? répliqua Edouard
- rien ! j’ai dit merci, lui dit Saad El Kournafa …
Quelques mois passèrent… le petit chacal grandit très vite sous la très bonne attention qui lui était réservée… un jour, sachant qu’il était apte à retourner à sa vie de liberté là haut, à Chaabet el Halloufa d’où Saad El Kournafa l’avait retiré d’entre ses frères, il attendit que la maitresse de maison lui ramène sa pâtée journalière pour lui planter ses crocs dans son gros mollet rose et nu et s’enfuir en la laissant crier comme une truie, faisant accourir son vieux mari essoufflé qui la trouva affalée près de la niche désertée par le chien-loup…
Le lundi suivant, quand Monsieur Edouard rencontra Saad El Kournafa, il le prit à partie devant tout le monde en lui imputant la mésaventure de sa femme avec  ce mauvais chien, « aussi ingrat et traitre qu’un arabe » …
-Non Msieu Douar lui répondit Saad, les « arabes » ils n’ont rien à voir avec les chiens… le chien-loup, il s’est sauvé et il a « mangé » ta femme pour te faire payer ta promesse de cinq kilo de fèves que tu n’as pas tenue !
Les « arabes » qui savent que le chacal ne s’apprivoise pas rirent de bon cœur du tour que El Kounafa avait joué à Edouard… il y gagna même un nom qui le suivit jusqu’à sa mort : Boudhiaba.

MARWANE BOUSRIOUILA ET LES VENDANGEURS




Dans mon village, à la campagne, nous comptons des hommes qui ont marqué l’Histoire… Marwane Bousriouila en fait partie.

Quand l’indépendance du pays fut acquise et que les colons quittèrent les fermes et les plantations, l’Etat Algérien naissant n’avait pas d’autre alternative que celle d’organiser les paysans en « comités de gestion » pour prendre en charge le travail des champs.
Notre région, comme beaucoup d’autres était plantée en ces temps là en raisin de cuve ;  et les vignobles couraient tous nos coteaux en parfaites lignes droites.
Comme il fallait bien vendanger et traiter tout ce raisin, le comité de gestion recruta des saisonniers et l’opération se déroula dans de relatives bonnes conditions car, nouvellement libres, nous n’avions pas encore acquis les réflexes de totale indépendance pour manifester comme aujourd’hui notre refus de l’autorité et de la hiérarchie à chaque ordre que nous recevons.
En ces temps là, Marwane Bousriouila avait réussit à se débrouiller une 203 noire sur laquelle il s’amusait à faire comme les français puisqu’il se considérait depuis le 5 juillet comme un citoyen à part entière et même un peu plus car on avait arraché notre indépendance de haute lutte se disait-il et non en la quémandant.
Il s’était débrouillé un chapeau de brousse et c’est en short, en chemise fleurie et en lunettes noires qu’il traversait le village pour aller vadrouiller du côté des vastes étendues de Beni Slimane ou des vergers de Cap Djinet et des plages de Zemmouri où il pouvait impressionner un peu les gens qui ne savaient pas que chez lui on le surnommait  Bousriouila car il n’arrivait jamais à retenir convenablement son pantalon.
Un jour, du côté de Bordj Ménaiel, il descendit de voiture pour se soulager derrière un buisson… Une équipe de vendangeurs était à l’œuvre dans le vignoble du champ bordant la route… L’un des vendangeurs le prenant pour un chapardeur courut vers lui pour lui signifier que ce n’est pas parce que nous étions devenus indépendants qu’il fallait prendre toute propriété pour du beylik…
Quand il le vit de près il s’arrêta, impressionné par ses lunettes noires et son chapeau de brousse…
Marwane Bousriouila calcula immédiatement tout le profit qu’il pouvait tirer de la situation.
Sans salutation ni préambule, il prit un l’air officiel d’un représentant du parti et lui dit :
- Chkoun echiff n’taakoum ?  (lequel d’entre vous est le chef ?)
- maandnech echiff ! (nous n’avons pas de chef !) lui répondit le vendangeur d’une voix mal assurée
- chkoun smah’elkoum t’gaat3ou el 3neb ? (qui vous a permis de couper le raisin ?)
- el brizidène, Karfass Benzitoun ! (le Président Karfass Benzitoun!)
- ch’hal fih eddigri ? (à quel degré est-il arrivé ?)
- ma 3labalich ! (je ne sais pas !)
Feignant une grosse colère Marwane Bousriouila le réprimanda de manière très sèche :
- Djabelkoum Rabbi listik’lal fawdha ! (vous croyez qu’indépendance signifie anarchie !) lui cria t’il en ajoutant : Vous osez récolter un raisin qui n’a pas été analysé pour voir combien il a de degrés ?
- …
-Allez roh’ tistwitt djibli kazi n’roh n’3ayrou fel wizara ou goul les’habek irouhou eldarhoum hatta toukhroudj ennatidja! (Allez va tout de suite me ramener un casier pour que j’aille l’analyser au laboratoire du ministère et dis à tes collègues de rentrer chez eux fissa et de ne revenir que quand on vous ramènera les analyses !)
Le vendangeur s’exécuta en saluant et en faisant une marche arrière qui faillit le faire tomber sur les orties des bords du vignoble puis s’éloigna en courant maladroitement entre deux rangées de vigne en retenant d’un main son chapeau de doum.
Il revint peu après avec un de ses collègues portant chacun un casier de bon raisin que Marwane Bousriouila leur dit de déposer dans la malle déjà ouverte de sa 203 noire.
- Goulna robbama wahed ma yekfich (on s’est dit peut-être qu’un casier pourrait ne pas suffire) expliquèrent –ils le second casier…
Grand seigneur Marwane Bousriouila répondit avec une pointe de dérision :
-ghadi naklou wall ! (vous pensez que je vais le manger ou quoi ?)
Il monta dans sa voiture et rentra, non sans laisser aux vendangeurs sa carte de visite : une carte à tête de fennec qui trainait sur la banquette et qui s’était détachée d’un sac d’engrais auquel elle était liée par un oeillet … 

lundi 11 février 2013

KADER EL FARTAS ET SES PASSAGERS CINEPHILES

Le Vox et le Modern de la ville drainaient des foules de cinéphiles... Cinéphiles, c'était trop dire mais bon... chacun avait son goût et les foules qui déferlaient des villages étaient si disparates que c'était un plaisir de voir un pays dans lequel cohabitaient pareilles dissemblances dans une absolue tolérance ... Il y'avait les amateurs des gros bras: Hercule, Maciste, Ursus (que Mahfoud prononçait "Ersus"), il y'avait les amateurs de films hindous qui savaient pardonner l'exagération des héros pour le charme des héroïnes, il y'avait les admirateurs des cow-boys  tueurs d'indiens, dont il adoptaient  la dégaine et le déhanchement au sortir des salles, crachant même leur chique comme le faisaient les  bandits hirsutes et poussiéreux,  il y'avait les Faridistes qui prétendaient aimer la voix beuglante d'El Atrache mais que n'attiraient en réalité que la volupté des danses du ventre de Samia Gamal et la douceur de la voix de Chadia... Nous étions un peu de tout et quand nous montions à la  ville, en groupe comme de bien entendu, nous ne choisissions pas notre film et prenions celui qui "passait" car pour nous tous les genres avaient leurs charmes... Mais de temps en temps, en assistant au "lancement" du prochain film, on s'engouait littéralement et on affrétait la vieille 403 camionnette de Kader El Fartas, le clandestin, pour un déplacement massif...
Il n'y'avait pas de grand risque car  sur les vingt cinq km qui nous séparaient de la ville, les gendarmes ne dressaient leur barrage qu'à hauteur de la vieille demeure de Ammi Amar, l'ascète au visage de mandarin qui vendait de l'eau sur le bord de la route et que tout passager pouvait voir assis en tailleur sur sa natte, sous un grand olivier...
Le barrage était signalé par les automobilistes par un coup de phare et El Fartas le clandestin pouvait garer sur le talus en attendant l'usager de la route qui lui signalerait le départ des gendarmes par un large "non" effectué par les balais d'essuie-glaces...
Mais même en ces temps là, les gendarmes qui étaient débonnaires savaient se faire roublards... Et un jour, ils nous dressèrent une embuscade ou si vous voulez, un faux barrage  au détour du grand virage de la maison cantonnière... Au geste du gendarme qui lui dit de serrer à droite, El Fartas ne put qu'obtempérer en pompant énergiquement sur la pédale  car le satané servo-frein avait lâché depuis quelques mois et il n'avait pu le réparer car même usé,  il coûtait une petite fortune au souk de la casse de Sidi Aissa...
El Fartas ouvrit la portière,  la vitre ne descendant pas,  et le gendarme lui demanda les papiers et l'informa qu'il allait le verbaliser pour "conduite gênée" car il transportait sans en avoir le droit, 3 passagers à l'avant...
En dressant son PV, le représentant de l'ordre crut entendre un toussotement venant de sous la bâche... Il voulut en avoir le coeur net et la souleva, la première image qu'il aperçut, ce fut la face de lune de Aissa Ettobsi puis il nous vit, entassés pèle mêle, nous regardant en silence en nous triturant les doigts... Quand il nous fit descendre l'un après l'autre après qu'El Fartas ait dénoué le fil de fer retenant la porte, il nous compta et découvrit que nous étions 18 à l'arrière sans compter les trois passagers de la cabine...
Il appela ses collègues et il y'eut un long conciliabule entre eux... Nous nous attendions au pire ! L'état de droit n'étant pas installé dans notre pays à l'époque, les gendarmes pouvaient user sans peur et sans reproches de leurs rangers. Mais il n'en fut rien... les hommes en vert en ces temps là, n'avaient pas de radars mais ils possédaient par contre beaucoup de bienveillance et d'humour... 
Leur chef, tenant les papiers d'El Fartas dans les mains lui lança un défi.
-Montre nous seulement comment tu as fait pour mettre tout ce beau monde dans ton tacot et nous le laissons repartir lui dit-il...
On vit alors El Fartas refaire la délicate opération grâce à laquelle il avait réussi à nous entasser dans sa voiture... ce fut fait en un clin d'oeil !... les gendarmes n'en revinrent pas !... ils tinrent parole et nous autorisèrent à aller voir notre film... Quand El Fartas démarra et ouvrit la portière en roulant, et qu'il leva le bras pour leur faire un grand salut, ils étaient tous sur la chaussée, la main sous la casquette,  à se gratter la tête devant sa performance...