dimanche 3 mars 2013

LE CHIEN-LOUP DE SAAD EL KOURNAFA




Dans mon village, à la campagne, il y’avait un homme qu’on appelait Saad El Kournafa… Il habitait là haut sur la montagne et n’en descendait  selon la saison que pour vendre son fagot de bois, son casier de figues de barbarie ou les chapelets de grives qu’il piégeait et que lui achetait Bernard, le petit vieux en béret qui venait  en 2CV de derrière les montagnes d’en face et qui les raflait toutes pour les vendre aux bars où les buveurs de bière les mangeaient cuits à la braise en se disant entre deux chopes qu’elles étaient « halal » même non égorgées parce que c’était un produit de la chasse…  C’est vrai qu’en ces temps là, on n’avait pas encore appris à couper le cheveu de Mouaouya en quatre quand il s’agissait de discuter du licite et de l’illicite.
En descendant de la montagne, il avait pris l’habitude de se faire précéder de son chien Birnar (il avait trouvé en l’acheteur de grives un nom providentiel). C’était un bâtard mais qui avait du caractère, de longs poils et qui lui témoignait d’une fidélité à toute épreuve. Sa compagnie lui permettait de se sentir moins seul mais aussi de lui parler de ses impressions, de la pluie et du beau temps et surtout, de son voisin Amar Boussendara avec lequel  les problèmes de bornage des champs ne finissaient jamais.
Un jour qu’il était descendu au village pour moudre deux aunes d’orge au moulin d’El Hadj Ali, il fut interpellé par Edouard Catala, le gros colon qui disposait de la plupart des bonnes terres de la région. Il portait comme à son habitude son chapeau de feutre et son gilet sur lequel pendouillait la chaine argentée de sa grosse montre de poche…
- Sbah el khir Kournafa lui dit-il.
- Boujour  M’siou Douar lui répondit Saad
- Tu  as un beau chien, Kournafa, j’ai perdu le mien hier… et si tu me le vendais ?
- Awah a Msiou Douar, demande les yeux , je vends, mais le chien je vends pas…
-je te donne 2 aunes de pois-chiches si tu acceptes
-par Dieu, même loukane tu donnes le Ferkissou,  je  donne pas le chien (le colon possédait un tracteur à chenille, un Massey Fergusson que tous les autochtones appelaient « el ferkissou »)… Mais si tu veux, je ramène un petit chien-loup  lundi quand je viens au  marché,  je change pour seulement 10 kg de fèves,  si tu veux bien sûr !…
- va pour le chien-loup ! lui répondit Edouard Catala, mais ce sera 5 kg de fèves, à prendre ou à laisser !
Le lundi d’après, on vit Saad el Kournafa, arriver avec son âne et son chien… il tenait un panier de doum aux anses attachées par une ficelle et d’où sortait un  petit museau espiègle…
Edouard Catala qui était devant la poste avec Madame Trident, la postière, alla à la rencontre du montagnard et celui-ci lui remit le couffin…
- c’est ça ton chien-loup ?
- Oui M’sieu, donnez du lait, il devient vite gros comme mon âne
- on verra bien répondit Edouard en se dirigeant  vers sa maison, de l’autre côté de la place, et en faisant un clin d’œil à Mme Trident…
- J’en ferai une arme efficace contre les arabes lui-dit il…
-et mes fèves M’sieu Douar ?...
- Tes fèves, tu attendras la récolte lui répondit Edouard Catala
- Yennaal slaltek ! lui lança Saad El Kournafa
- Qu’est ce que tu dis ? répliqua Edouard
- rien ! j’ai dit merci, lui dit Saad El Kournafa …
Quelques mois passèrent… le petit chacal grandit très vite sous la très bonne attention qui lui était réservée… un jour, sachant qu’il était apte à retourner à sa vie de liberté là haut, à Chaabet el Halloufa d’où Saad El Kournafa l’avait retiré d’entre ses frères, il attendit que la maitresse de maison lui ramène sa pâtée journalière pour lui planter ses crocs dans son gros mollet rose et nu et s’enfuir en la laissant crier comme une truie, faisant accourir son vieux mari essoufflé qui la trouva affalée près de la niche désertée par le chien-loup…
Le lundi suivant, quand Monsieur Edouard rencontra Saad El Kournafa, il le prit à partie devant tout le monde en lui imputant la mésaventure de sa femme avec  ce mauvais chien, « aussi ingrat et traitre qu’un arabe » …
-Non Msieu Douar lui répondit Saad, les « arabes » ils n’ont rien à voir avec les chiens… le chien-loup, il s’est sauvé et il a « mangé » ta femme pour te faire payer ta promesse de cinq kilo de fèves que tu n’as pas tenue !
Les « arabes » qui savent que le chacal ne s’apprivoise pas rirent de bon cœur du tour que El Kounafa avait joué à Edouard… il y gagna même un nom qui le suivit jusqu’à sa mort : Boudhiaba.

2 commentaires:

  1. et si on osait mettre ce texte dans un manuel scolaire?
    avec bien sur le nom scientifique de la kournafa

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  2. je retrouve ma tendre enfance des années (56 et plus) Monsieur adjou me redonne le sourire et la joie, a travers ses écritures .

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