Dans mon village à la campagne, nous sommes tous des hommes de bonne technicité… Nous ne sommes pas seulement bricoleurs, nous savons gratter la terre et semer, faire nos habits nous-mêmes et prendre la truelle en main comme l’écrivait à peu près un poète(1) de nos années enculottées… Pas que nous soyons amateurs d’efforts mais juste parce que nous refusons de payer autrui pour des tâches que nous pouvons faire nous-mêmes… Et c’est ainsi qu’on peut nous trouver en tout temps avec un outil à la main : des tenailles pour refaire les fils qui supportent nos treilles, un marteau pour enfoncer les clous rouillés dans des madriers vermoulus, une paire de ciseaux à tondre pour réduire la tignasse folle de nos bambins, une clé à molette pour pester contre les écrous qui foirent à force de les forcer à s’enlever dans le sens du serrage, une cuiller pour honorer un plat de couscous…
Miloud El Kommissar, en parfait villageois, avait bien plus de raisons que tout le monde de se mettre à la mécanique…
Sa vieille quatrelle était si déglinguée qu’aucun vrai mécanicien ne pouvait consentir à la réparer et puis, Miloud avait autre chose à faire de son argent que d’augmenter la richesse de Rachid Elfilbrouka qui, Allah izidlou (Dieu lui en rajoute), a réussi à donner un premier étage à sa maison et à s’acheter un semi-remorque qu’il loue à l’usine d’en haut… d’aucuns disent même qu’il en possède deux – Allah izidlou! - et qu’il serait associé avec un vendeur de pièces détachées à Boudouaou ! et grâce à quoi ? l’argent des malheureux villageois qui réparent leurs voitures chez lui !...
Miloud El Kommissar n’irait pas jusqu’à ajouter son eau à la mer… et surtout pas à la fortune de cette fripouille, Allah izidlou, qui hier seulement devait vendre des figues pour survivre et qui possède aujourd’hui, Allah izidlou, outre ses camions et ses commerces, une peugeot 204 et une Passat bleue qu’il ne sort que le vendredi soir…
Miloud El Kommissar a appris tout seul la mécanique de sa voiture. Il sait démonter et remonter un cardan et Tahar El Ftissa, le tôlier, lui a même appris comment se débarrasser à vie du croisillon à aiguilles en le remplaçant par de simples morceaux de tuyau de quelque vieux pied de chaise métallique… Il sait aussi régler les « fis platini », trouver la bonne place au « delkou », souder une « chatma », réparer le « bondisk » récalcitrant du démarreur ou refaire les charbons minuscules du moteur à essuie-glaces… Depuis qu’il a acheté sa quatrelle, Miloud El Kommissar a abandonné le domino… On ne peut pas être au four et au moulin !... Les affaires mécaniques étant plus importantes que tout le reste, Miloud El Kommissar ne passe plus son temps que sous sa quatrelle et les quatrelles de ses amis car il a acquis la réputation d’en être un spécialiste tout comme Amar Peugeot est réputé spécialiste des 404…
Il se fait aider de Slimane Zaitout, un agent d’entretien de la commune qui est toujours libre à partir de 10 H 30, le ramassage des ordures s’effectuant depuis l’aube.
Slimane Zaitout était très curieux et c’est doctement que Miloud El Kommissar lui expliquait les principes de fonctionnement des organes qu’il devait traiter… Il ne perdit patience qu’une seule fois, quand Slimane Zaitout essaya de comprendre ce qui pouvait bien se tramer dans la dynamo pour qu’elle donne si dispendieusement de l’electricité à toutes les lampes. Miloud El Kommissar eut un geste de lassitude et lui répondit avec un énervement qu’il ne lui connaissait pas : « khallina men djed yemmah ! » (laisse tomber le grand-père de sa mère !)… Slimane Zaitout n’insista pas car il devinait que l’explication serait fastidieuse…
Un jour la panne atteignit le carburateur. Le moteur s’éteignait tout seul et l’essence dégoulinait à grosses gouttes et mouillait l’échappement au risque de brûler la voiture…
Miloud El Kommissar démonta tout le système de carburation sous l’œil curieux de Slimana Zaitout…
Il en retira les « gicleurs » qu’il nettoya en les curant avec un fil de fer fin et en soufflant dedans puis il retira le filtre qu’il trouva plein de saletés et qu’il remit en place après l’en avoir débarrassé…
Il espliquait au fur et à mesure l’utilité de ces pièces, leur principe de fonctionnement et la théarapie qu’il leur administrait à un Slimane Zaitout studieux comme un écolier d’avant Benbouzid et les syndicats autonomes…
Quand il arriva au flotteur, Slimane était estomaqué par tout ce génie humain contenu dans un aussi petit organe…
Miloud El Kommissar expliqua comment se soulevait le flotteur sous l’effet de l’arrivée de l’essence et comment il poussait le petit opercule qui fermait l’accès au carburant puis comment en descendant il permettait à cet opercule de s’ouvrir à nouveau sans être actionné par une quelconque main ou intelligence humaine…
Etonné par ce petit flotteur qui, perdu dans le moteur, faisait tout seul et sans discontinuer tout ce travail, Slimane Zaitout, les yeux brillant d’émerveillement eut alors ces mots :
N’Goullek ya El Miloud… hadha el floutour aandi khir men myat moustafid (2) (Tu veux que je te dise Miloud, pour moi ce flotteur vaut mieux que 100 « bénéficiaires » !)
1- Sully Prudhomme : « un songe »