Dans mon village, à la campagne, nous avions deux poissonniers, Moh Qarnit et Djaafar Serdina aussi sympathiques l'un que l'autre et qui rivalisaient de formules pour nous faire acheter leur poisson.
Ils s'installaient côte à côte et ne se gênaient pas du tout pour discuter entre eux; il arrivait même que quand l'un d'eux allait faire un tour au café, c'est son concurrent mais néanmoins ami qui se chargeait de vendre son poisson jusqu'à son retour.
Leur belle entente était matérialisée par cette balance commune avec laquelle ils nous pesaient le poisson en n'oubliant jamais d'ajouter une pleine poignée qu'ils appelaient " la part du chat ".
Ca se passait très bien entre eux et entre nous et eux.
Un jour, un gros poissonnier est venu de la ville. Il avait une camionnette plus fringante et une balance automatique qui vous donnait le poids au gramme près, sur un écran à cristaux liquides...
Il avait un tout autre comportement. Contrairement à nos amis poissonniers, il n'enveloppait pas son poisson dans des vieux journaux et on dit même que c'est lui qui introduisit les sachets en plastique.
C'était un monsieur inexpressif comme un billet de banque, il n'avait pas cette gouaille et cette joyeuse bonhomie de nos deux poissonniers et montrait qu'il vouait beaucoup de respect à l'argent puisqu'il n'y touchait jamais avec ses mains remplies d'écailles mais chargeait son fils de se faire payer et de rendre la monnaie.
Voyant que malgré sa propreté et la qualité de ses poissons nous continuions à le bouder, lui préférant nos deux joyeux compères habituels, il changea de tactique.
Il profita de son aisance pour brader littéralement son poisson. Nous autres villageois, nous avons des principes mais nous ne jetons pas l'argent par les fenêtres. Nous nous rabattîmes graduellement sur lui, en envoyant nos gosses nous acheter la sardine pour ne pas avoir à subir le regard de nos anciens poissonniers qui essayèrent au début de suivre le rythme infernal de la " sousenchère " exercée par le gros poissonnier mais qui, n'ayant pas son foin, furent mis très vite sur la paille et de guerre lasse, durent abandonner le métier. Ils choisirent quasiment la même voie de sortie puisque Moh Qarnit trouva une place à la Sonitex et Djaafar Serdina se suicida.
Resté seul sur la place, le gros poissonnier nous montra un tout autre visage. Il redressa spectaculairement les cours du poisson au point que nous dûmes réduire de moitié notre consommation pour un prix double.
Nous apprîmes à nos dépens qu’il avait bien raison le quidam qui nous a dit du fond des âges " celui qui te fait rire aujourd'hui te fera pleurer demain. "
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