samedi 19 novembre 2011

SI SALEM EL GOURCHALA PIEGE PAR LA CONTRE-REVOLUTION


Dans mon village à la campagne, ce sont toujours les mêmes villageois qui s’occupent des votes… De mémoire de scrutin, on eut toujours les mêmes présidents, les mêmes secrétaires et les mêmes assesseurs. Le multipartisme ne changea rien à la donne ; tout au plus introduisit-il une faune de superviseurs que les partis payaient pour veiller à la régularité des opérations mais qui faisaient seulement semblant de surveiller juste pour mériter le généreux pécule qui leur était offert…
Du temps du parti unique, les superviseurs venaient de l’administration et de la fédération et leur rôle consistait plutôt à canaliser les électeurs vers le but attendu des scrutins…
En ces temps là, le vote se passait toujours, on ne sait par quel miracle, par une journée ensoleillée et dans le calme et la discipline, un peu comme une sympathique kermesse d’école et la mobilisation des gardes-champêtres et des gendarmes ne conférait même pas à l’événement la solennité que les médias voulaient bien lui donner.
Des officiels encostumés, encravatés et portant des cartables en cuir venaient contrôler le bon déroulement des opérations en n’oubliant pas de passer une main paternaliste sur la tête de l’assesseur le plus proche et de faire une pointe d’humour qui faisait rire superviseurs et votants par politesse pour le digne responsable qui trouvait plaisir à nous faire rire.
Les résultats des scrutins étaient connus d’avance et on n’attendait leur lecture à la télé par Medjhouda que pour le score exact qui ne descendait jamais en deçà de 90%.
Au village, le vote se passait à l’école primaire et le bureau principal était toujours présidé par Ammi Salem Elgourchala, inamovible président de cellule du Parti…
Turban immaculé, gilet bleu et saroual blanc, souliers vernis et air sérieux, Ammi Salem qui devenait pour une journée un grand chef que respectaient gendarmes, chef de Daira, wali et parfois même l’équipe de la télévision devenait un autre homme, lui d’habitude si effacé et qui, habituellement, ne sortait de sa réserve qu’à l’occasion de la récolte des cotisations.
On le voyait alors tenant ostensiblement son cahier Le Rolangraphe de 96 pages, faire sa tournée des cafés pour réprimander les militants trop peu soucieux de régularité de leurs devoirs envers le parti… « au domino tu peux payer mais l’argent du peuple, tu l’oublies » disait-il régulièrement à Said Hamoud qui ne quittait le parvis de la mairie où il officiait comme planton que pour rejoindre sa table au café…
Nous sommes dans les années 80 et un référendum est organisé pour un de ces amendements constitutionnels que nous n’arrêtons pas d’adopter, jusqu’à aujourd’hui, pour cadrer la Loi fondamentale du pays avec nos pulsions politiques faute de cadrer ces pulsions avec la constitution existante.
Et quand on organise un référendum constitutionnel, la moindre des choses c’est de mettre le parti à contribution pour le faire passer avec le meilleur score possible.
Comme de bien entendu, l’honneur de la présidence du bureau de vote revient à Ammi Salem El Gourchala et ce dernier a pris le bureau du maitre, bien posé sur l’estrade pour mieux dominer la situation, laissant secrétaire et assesseurs officier au plancher, sur des tables d’écoliers…
Les électeurs passent devant les assesseurs qui parcourent les listes électorales et mettent une petite croix face au nom du votant en le faisant signer… l’électeur passe ensuite devant le bureau de Ammi Salem pour prendre les deux bulletins, l’un blanc pour le Oui et l’autre bleu pour le non…
Les deux piles sont posées devant Ammi Salem qui, le visage fermé, veille au grain.
Pour bien orienter les électeurs, Ammi Salem, malgré l’interdiction de faire rentrer des armes blanches au bureau de vote, a la main droite fermée sur le pommeau de sa canne, la main gauche dissuasivement posée sur les bulletins bleus…
Les citoyens défilent devant son regard inquisiteur et personne n’ose lui demander de retirer sa main de la pile de bulletins bleus qui reste en l’état alors que celle des bulletins blancs est déjà entamée aux deux tiers bien avant midi…
Mais même en ces temps de l’unicité en tout, il y’avait des gredins de contre-révolutionnaires qui sabotaient perfidement les référendums…
A la nuit tombée, après un petit conciliabule, le président autorisa les assesseurs à voter à la place de tous ceux qui n’avaient pas daigné le faire… Ammi Salem n’allait pas remettre un « procès barbare » avec 75% de votants, lui qui a toujours réussi des scores sans appel de 100 % !...
Mais, au dépouillement, Ammi Salem eut, malgré sa canne et sa main posée sur les bulletins bleus, la surprise de sa vie : une dizaine de gredins de contre-révolutionnaires avaient quand même voté Non…
Quand il fallut signer le PV dressé par le secrétaire, Ammi Salem se refusa à entériner cette grave atteinte à son engagement militant…
« Par Dieu dit-il à la foule qui était venue assister au dépouillement faute d’avoir autre chose à faire, Par Dieu, j’ai raté mes deux prières du jour pour mieux les avoir à l’ œil et aucun de « mes » votants n’ a pris le moindre bleu… Par Dieu c’est d’un autre bureau que ces bleus ont été offerts pour être introduits perfidement dans l’urne par des saboteurs qui ont bien profité du secret de l’isoloir ! »
Aux villageois qui lui reprochèrent son manque de vigilance, Ammi Salem El Gourchala jura qu’au prochain scrutin il demandera au Sous-préfet d’enlever les isoloirs !...

GARGANTUAS EN GARGOTE


Dans mon village à la campagne, nous vouons un véritable culte à notre pain quotidien et si nous devions nous re-doter d’une devise, nous ne choisirons certainement ni « Liberté, Egalité, Fraternité » comme ces français qui savent si bien se mentir et mentir aux autres, ni « Dieu, la Patrie, le Roi » de nos frères jordaniens qui n’ont pas d’autres alternatives… Ni « Dieu, la Patrie, la Révolution » de nos frères yéménites qui auraient pu abréger cette longue liste par un seul mot : « quat »…
Nous adopterons bien « Touche moi si tu l’oses ! » de la principauté d’Andorre car ça nous va très bien mais nous avons déjà « La Révolution du peuple et vers le peuple » que nous avons transformée en « par et pour le peuple » … Et si le printemps arabe devait un jour nous faire basculer dans le grand cirque comme nos frères libyens, égyptiens, tunisiens, yéménites ou syriens et qu’il nous était permis de changer de devises, nous, au village, nous proposerons certainement celle en laquelle nous n’avons jamais cessé de croire : « Dieu, les Parents, la Galette »…
Parce que chez nous la galette est plus qu’essentielle et les statistiques que nous dévoile toujours Ouyahia avant de procéder aux hausses démoniaques sur le prix de la semoule disent bien que malgré notre petit nombre, nous sommes les premiers importateurs au monde de blé tendre!...
C’est vrai que si d’autres peuples marchent à la trique, nous, nous marchons à la baguette !...
Nous sommes de grands mangeurs de pain, c’est indéniable et ça peut se vérifier aisément par un simple tour dans notre village, à l’aube… On peut y voir les grandes nasses de pain déposées au jour naissant devant les épiceries encore fermées par les boulangers aussi matinaux que les laitiers sous d’autres cieux, sans crainte des chiens et chats, redevenus carnivores avec tout ce qu’ils trouvent dans nos poubelles…
Le pain, nous en mangeons et beaucoup… et ça nous fait même des complexes devant les étrangers et depuis quelques temps devant nos frères en gastronomie des villes de l’algérois…
Nous en mangeons tellement que quand l’un de nous rentre dans un restaurant, il n’est pas certain, avec le prix actuel de la baguette et l’habitude de fournir le pain à volonté et gratuitement, que le restaurateur trouve son compte...
L’histoire que je vais vous raconter est arrivée un jour à Dda Amar Boulhouadjeb et c’est de lui-même que je la tiens.
Un jour donc, le bon vieux plaisantin de Dda Amar, en allant vendre de la paille en bottes sur son camion à El Harrach, avait pris à son bord, histoire de leur faire changer d'air, Salem Boussendara et Athmane Boukorracha, tous trois avaient la moustache imposante et la bedaine proéminente. C’était de gros mangeurs qui pouvaient honorer à eux trois la plus imposante djefna(1) de couscous…
S'étant fait son foin en vendant la paille, Dda Amar invita ses compères dans une des innombrables gargotes du marché… Le temps qu’arriva le garçon, les deux paniers de pain étaient déjà expédiés… Devant son regard étonné, Dda Amar lui fit un clin d’œil complice et ce dernier prit la commande non sans ravitailler la table de deux autres paniers debordant de morceaux de pain.
Quand il revint avec ses trois plats fumants de loubia piquante, il ne crut pas ses yeux en voyant que les deux paniers s’étaient encore vidés… Il regarda au pied des trois hommes pour voir si ce n’était pas dans un sac perfide que ces messieurs déposaient le pain et n’aperçut que leurs chaussures poussiéreuses…
Il ramena deux autres paniers et eut droit au même clin d’œil de Dda Amar qui commanda, comme de bien entendu, les bouteilles de sélecto de Hamoud Boualem sans lesquelles la loubia n'est jamais ce qu’elle doit être…
C’est Dda Amar qui se leva de table pour ramener les deux bouteilles et en les prenant des mains du serveur, il lui chuchota quelques mots à l’oreille…
Celui-ci ramena encore deux paniers de pain et les trois hommes les engloutirent en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire…
Repus, ils se levèrent pour sortir… Dda Amar paya la note comme de bien entendu et, au passage de ses deux compères devant le caissier, ce dernier, l’air attendri leur lança : « El Hamdoullah aala s’rah’koum ! » (Dieu soit béni pour votre libération)…
Les deux hommes le regardèrent avec étonnement lui bénirent ses parents en chœur et en effectuant de manière parfaitement synchronisée une très légère révérence…
Quand ils sortirent de la gargote, Amar Boussendara ne put s’empêcher de rire de cette nouvelle manière algéroise de dire « b’sahetkoum » (2) à des gens qui s’essuient la bouche après avoir mangé…
Dda Amar, tout en marchant, leur dit en contenant un gros rire : « Non mes amis… les algérois n’ont pas changé de formule… celui là vous a souhaité bonne libération parce que j’ai dû, pour justifier votre boulimie panivore, lui expliquer en lui chuchotant à l’oreille que je venais de vous récupérer à votre sortie de 4 hectares (3)… »
1- Djefna… le plus grand plat en terre cuite… la Rahhaliya est moins imposante… juste de quoi contenir 4 ou 5 gasaa (assiette).
2- Avotre santé… Se dit à quelqu’un qui vient de manger, de boire ou d’éternuer.
3- « 4 hectares » : célèbre prison d’El Harrach. L’histoire s’est déroulée à une période où cette prison n’était pas un hôtel de 4 étoiles.

LAIFA ET LE VICIEUX LIEGEOIS


Dans mon village à la campagne, nous disposions déjà, du temps de la colonisation, d'une charmante agence postale que rendait encore plus charmante le charme des rondeurs de la postière, Madame Trident mais aussi et surtout le charme des roses qu'elle y entretenait dans le jardin y attenant.

L'exigüité de l'agence ne permettait pas de recevoir plus d'une personne et le guichet de la postière se situait presque à la porte puisqu'on pouvait voir sa tête ronde de la route. Dehors, une petite fente servait à recevoir les lettres.
Derrière la postière, des casiers en bois permettaient de trier le courrier en fonction des douars auxquels il était destiné. Les casiers étaient identifiés par des étiquettes qui portaient les noms de ces douars et dans le mur, à côté du guichet, il y'avait un grand casque dans lequel reposait un téléphone à l'usage des citoyens...
Le courrier était remis à des commerçants ou artisans du village qui se chargeaient de le dispatcher et nombre d'adresses étaient d'ailleurs identifiées par des expressions telles que: "chez Issaad Amar- épicier" ou « chez Hadj Ali, meunier »…
Les rues du village portaient alors le nom de la bâtisse la plus caractéristique: rue du moulin, rue de la cave, rue du château d'eau, rue de l'école... et on n’avait même pas besoin de plaques pour les identifier…
Le courrier que recevait la poste se résumait aux nouvelles des émigrés et aux correspondances qu'entretenaient quelques jeunes avec d'illusoires demoiselles d'ailleurs mais aussi des procès-verbaux et, contraventions et autres ordres de paiement émanant des services administratifs.
En 1962, c'est Ali El Postier, un grand monsieur très brun et très volubile, qui vint officier à l'agence, on le disait originaire de la lointaine Bordj-Ménaïel. A cette époque, l'agence postale faisait office de recette et les sommes d'argent qui y transitaient étaient considérables puisque les émigrés n'avaient aucune bonne raison d'éffectuer un change au noir désavantageux; le gros dinar algérien valant bien plus que l'étriqué franc français tout nouveau fût-il.
Ali El Postier fut chassé pour crime de lèse-zaïm par une protesta villageoise digne des messes du KKK (nous avons raconté son histoire en détail dans une autre chronique); nombre d'autres postiers lui succédèrent et nombre d'entre eux connurent des fins de carrière peu glorieuses... "on ne peut, disait le Président Boumediene, travailler dans le miel et ne pas se sucer les doigts..."
Celui qui eut la plus grande longévié, réussissant à atteindre sans encombres sa fin de carrière fut Si Mouloud…
En ces temps là, les jeunes qui ne connaissaient pas encore la télé rêvaient aussi d’autres horizons… Ne pouvant s’évader car des montagnes infranchissables entourent le village, ces jeunes avaient recours à la correspondance… C’est vrai que le pays en formation recevait à travers les ondes et les revues très colorées de quoi exciter les sens et vous inciter au départ… Radio Havana, Radio Moscou, Radio Berlin International, Radio France International, Radio Washington et même Radio Oumdourman et d’autres canaux de propagande déversaient sur les jeunes villageois leurs matraquage idéologique incessant tandis que Chine Nouvelle, le Reader’s Digest ou Détective se laissaient lire et voir jusque sous les oliviers du Boutboul par des jeunes bergers à peine pubères.
Et quand Smail Boubligha reçut la photo de sa correspondante italienne c’est tout le village qui le sut et n’arrêta pas d’en parler… Smail Boubligha s’était même acheté un portefeuille neuf avec plein de pochettes plastifiées dans lesquelles il y’avait comme de bien entendu un Boumediene austère, découpé d’un journal, Farid El Atrache et ses yeux alanguis, Brigitte Bardot en Jean déboutonné, Lalmas driblant un malheureux défenseur et bien sûr, la belle tronche de Saponnetto Mimma, la correspondante italienne qui habitait via Vittorio Amédéo à Cunéo…
Celui qui fut le plus affecté par l’étalage cruel de cette photo, c’était Laifa Zagor… Celui là ne parvenait pas à comprendre qu’une si belle fille puisse trouver un quelconque intérêt dans une limace comme Smail Boubligha avec ses cheveux trop crépus pour daigner se faire coiffer, son nez trop empâté et ses oreilles décollées…
Il résolut, lui aussi de rechercher sa belle et de montrer qu’il pouvait entretenir une amitié durable avec une étrangère et qui sait, partir un jour et la ramener sur une 404 coupée blanche comme celle de Belkacem l’émigré…
Il trouva un vieux Pif le chien tout froissé a force de passer de main en main et se résolut à sacrifier quatre enveloppes et quatre timbres pour transmettre sa lettre d’introduction à trois françaises et une belge…
Il devint un assidu de la poste, fouinant chaque jour dans le tas de lettres posées à portée des usagers en espérant trouver au moins une réponse, et quand il rencontrait Si Mouloud, même en dehors des heures de travail, il n’oubliait jamais de lui lancer : wach Si Mouloud, kach brayya ?
Et c’est quand il décida, en desespoir de cause de tout laisser tomber qu’il fut hélé par Si Mouloud qui lui annonça l’arrivée d’une lettre avec un timbre belge oblitéré à Liège…
En voyant Laifa Zagor arriver au milieu d’une troupe de jeune, Si Mouloud aurait pensé à une émeute mais l’émeute n’était pas d’actualité en ces temps de la simplicité…
Il lui remit sa lettre et Laifa Zagor, toujours accompagné de sa vingtaine d’amis se dirigea vers les mûriers de la place pour la lire à tête reposée…
Il s’assit sur une pierre accolée au tronc du murier et entouré de la grappe humaine, il l’ouvrit…
Les adultes qui étaient assis au café de Said Ruisseau ou debout au seuil de l’épicerie de Amar Belaid virent brusquement s’égailler en riant la troupe qui entourait Laifa et qui observait un silence de mort depuis quelques instants…
On sut plus tard, que c’est un belge qui avait répondu à Laifa…
Et comme son prénom avait pour les non initiés de la patronymie algérienne une consonance féminine, le Belge, une sorte de Dutroux au nom de Georges Lebecq qui habitait 25 rue Jaspar à Liège lui avait fait une tendre lettre d’amour pensant avoir trouvé une fille qui accepterait de partager ses vices à distance…
Depuis ce jour Laifa Zagor fut immunisé contre la correspondance et pour immortaliser sa mésaventure, par un curieux détour de la sémantique, on le surnomma Laifa El Ferki…

MILOUD EL KOMMISSAR


Dans mon village à la campagne, avant l’invasion programmée du pays par les automobiles de tous acabits nous avions d’autres moyens de locomotion moins pimpants mais aussi moins brutaux. Cette invasion a suivi comme tout le monde le sait, l’effort de l’Etat pour leur construire des routes gigantesques où les adultes peuvent enfin jouer aux auto-tamponneuses car ils en ont été sévrés dans leur jeunesse, juste pour donner raison au bon mot du cru qui affirme : « Il arrivera un jour où une ogresse métallique viendra vous dévorer, vous et vos enfants »…
Avant cette invasion, il y’avait bien sûr l’âne et le mulet mais nous avions aussi l’usine à mobylettes Cirta et pas une maison ne pouvait se priver de sa bécane…
C’est à mobylette qu’on ramenait le cageot de figues de barbarie, l’enfant de l’école, la bouteille de gaz butane de l’épicerie et le fagot d’herbes aux lapins, des talus des bords de route…
Il y’avait bien sûr quelques chutes, rarement mortelles même si elles étaient parfois handicapantes mais c’était des accidents peu fréquents car on se retrouvait généralement seul sur la route où il n’y avait ni faux barrages, ni barrages filtrants, ni citoyens en colère pour la couper… La circulation n’était pas aussi infernale que celle d’aujourd’hui car on n’avait pas encore découvert le crédit véhicule, les véhicules jetables et la nécessité pour tout parvenu de s’afficher au volant de son auto…
Puis vint le temps des Quatrelles et des 404 avant la déferlante des Passat brésiliennes qu’accompagnaient les Ritmo italiennes et qui précédèrent les Hondas de tous types que négocièrent des japonais avertis avec des algériens jaloux de leur autonomie de décision et qui, pour extraire le pays de la dépendance d’un nombre limité de constructeurs automobiles le rendirent dépendant de tous les constructeurs du monde…
En ces temps là, Miloud el kommissar avait réussi lui aussi à troquer sa mobylette contre une quatrelle si déglinguée qu’elle risquait de se désarticuler à chaque démarrage. Il la fit arranger tant bien que mal par Tahar El Ftissa, soudeur de son état et artiste peintre sans statut qui lui installa un porte bagage inamovible, donna un look de BMW à la calandre et lui mit plein de baguettes métalliques courant le long des ailes et des portières… Au début ça faisait vraiment de l’effet mais avec le temps et le dénivellement infaillible des portières dont les paumelles pouvaient difficilement tenir sur les montants usés, les baguettes se décalèrent et la voiture devint aussi moche que la 403 bleu sale de Lakhal Ben Hamoud, le ferrailleur… Et comme Tahar El Ftissa avait la manie d’administrer à ses œuvres le coup de pinceau de trop, il lui dessina sur le hayon un beau paysage des oasis avec palmiers, chameau, dunes de sable et horizon rougeoyant qui faisait que Miloud El kommissar ne passait jamais sans que sa voiture ne se fasse montrer du doigt…
Le mauvais œil n’étant pas une simple vue de l’esprit au village, et malgré l’antidote représentée par les quatre pneus visibles et celui invisible de la roue de secours, Miloud El kommissar revint vers Tahar el Ftissa et lui demanda d’ajouter à son dessin l’anti-mauvais œil consacré, séculaire et infaillible dont tout le village reconnaissait l’efficacité...
Tahar El Ftissa usa alors de tout son art pour lui peindre de belles palmes de figuier de barbarie en forme de main de fatma auxquelles il ne manquait même pas les fruits !
Et c’est ainsi que Miloud El kommissar fut connu de toute le commune pour l’œuvre d’art ambulante qu’il promenait et qui faisait rire les enfants comme les adultes là où il passait...
Miloud El kommissar interprétait ces rires comme des manifestations de curiosité, d’amitié ou d’admiration quand ils lui semblaient francs, des signes d’envie quand il les jugeait trop jaunes !
La quatrelle de Miloud El kommissar finit comme toutes les quatrelles, désossée dans un des cimetières pour voitures du côté de Oued Ksari, Tidellabine ou Djezzar… mais on peut voir jusqu’à aujourd ‘hui, sur la haie de tôles et de palettes en bois entourant sa maison le hayon artistique, œuvre de Tahar El Ftissa défier le climat en étalant son paysage du sud sur lequel ressortent clairement les belles palmes grassouillettes d’un figuier de barbarie auquel il ne manque même pas des fruits d’un charmant dégradé rouge-jaune.
Mais l’œuvre de Tahar El Ftissa n’a pas survécu seulement de manière physique, même s’ils sont rares les villageois qui savent d’où Miloud El Kommisar tient son surnom, il en est qui se rappellent que ce n’est point pour sa ressemblance avec un quelconque policier hormis l’Inspecteur Tahar et Colombo avec lesquels il partage le paletot froissé mais par une déformation graduelle du mot Kommossara (1)…

1- Figue de barbarie

LE TALISMAN DU DR HABBOULA


Dans mon village à la campagne, nous avons un dispensaire… Nous avons aussi une maternité, construite à l’époque où Abdelhamid Brahimi était planificateur en chef du gouvernement. Cet homme qui a osé dire « hachakoum » en parlant des oignons, n’a pas su quel sacrilège il proférait car il ne savait certainement pas qu’entre l’oignon et nous il y’avait plus qu’une relation d’hommes à légumes, et quand aujourd’hui nous voyons sur les chaines de TV du Golfe sa grosse tête en oignon, affublée d’une barbe mal taillée, nous zappons très vite, d’abord parce qu’il est vraiment antipathique avec sa manière de parler comme s’il avait un bonbon dans la bouche, ensuite parce qu’il ne dit rien de sensé et enfin parce que nous ne lui avons pas pardonné et nous ne lui pardonnerons jamais son offense faite à notre légume fétiche…
Nous ne lui en voulons pas aussi d’avoir planifié son fameux et fumeux PAP qui nous a rendus faussement riches en nous gavant de superflu…
Nous ne lui en voulons pas trop d’avoir construit une maternité par Douar… Il vaut mieux gaspiller l’argent du peuple dans des infrastructures inutiles que de les fourrer dans les comptes suisses…
Parce que notre maternité n’a jamais ouvert ses portes aux femmes enceintes… Ses salles sont toujours utilisées comme dépôts par l’infirmier en chef de notre dispensaire qui y entrepose ses ruches car notre infirmier en chef est aussi apiculteur à ses heures perdues…
Le dispensaire est généralement tenu par trois ou quatre infirmiers très sympathiques qui font ce qu’ils peuvent pour vacciner les bébés, changer les pansements des blessés ou administrer la penicilline aux malades des angines…
Pour se faire ausculter, nos patients avaient le choix entre aller se faire délivrer un sac de médicaments par le médecin privé de la ville ou attendre le mardi, quand il n’est pas férié, pour se faire examiner par le médecin du beylik qui vient y officier.
Ce médecin, parlait tout seul en marchant et faisait de grands gestes sans qu’on sache à qui… il avait une vieille quatrelle qu’il réparait dans la cour de l’infirmerie mais personne ne pouvait douter de ses connaissances en médecine et de sa faculté de guérir les maux du peuple. Il n’avait vraiment pas la gueule de l’emploi mais l’essentiel pour nous, c’est qu’il nous examinait gratuitement et nous donnait une ordonnance avec laquelle nous pouvions acheter nos antibiotiques et nos antalgiques…
Il ne portait pas de gants et ses mains et sa blouse blanche étaient toujours noirs de cambuis car il avait continuellement à faire avec les mécaniques de sa quatrelle…
Un jour il reçut la vieille Oumelkhir, la mère de Mouh El Gort, le négociant en paille et foin… Elle était souffrante depuis le Jeudi d’avant mais avait refusé d’aller se faire ausculter chez le médecin privé car ce chenapan de Kader El Fartass, le clandestin, était en froid avec Mouh El Gort pour une autre histoire de dominos…
Elle patienta un bon quart d’heure, attendant que le Dr Habboula (c’est ainsi que nous le surnommions) sortît de sous sa quatrelle…
Il l’a vit de sous la voiture et couché sur le dos, en faisant à sa tête une gymnastique difficile, il lui dit : « wach th’awsi ya el adjouz ? » (que veux tu, la vieille ?) en articulant avec peine ses mots car il devait soutenir de ses bras le lourd triangle de la roue…
« Djit n’dawi » (je suis venue me faire soigner) répondit la vieille Oumelkhir…
Le médecin s’extirpa avec peine de sous sa voiture, il essuya ses mains sur son tablier et debout face à la vieille femme, il s’enquit de ce qui la faisait souffrir…
Il finit par rentrer à la pièce nue qui lui servait de cabinet d’auscultation, lui rédigea une ordonnance en faisant attention à ce que le cambuis ne la tâche pas trop et lui ordonna de la prendre sans la lui tendre…
« Wach n’dir biha ?» (que dois-je en faire ?) lui dit-elle ingénuement…
Exaspéré par cette question qu’il jugeait totalement hors de propos mais surtout fatigué par son cardan trop récalcitrant, le Dr Habboula lui répondit : « Bakhri biha ! » (fais en des fuligations !) et il sortit pour se jeter à nouveau sous sa quatrelle afin de continuer sa séance de mécanique…
Il examina d’autres malades dans un va et vient continu entre son bureau et le parterre heureusement goudronné sur lequel il stationnait sa quatrelle et le soir, les patients expédiés et le cardan réparé, il rentra chez lui de l’autre côté de la montagne où il habitait.
Le mardi d’après il revint comme de bien entendu pour réparer encore une autre panne et examiner quelques patients…
Cette fois-ci la panne se situait au niveau de la pédale d’embrayage et c’est accroupi qu’il essayait de la réparer et se contorsionnant pour pouvoir y accéder des mains et des yeux…
Et c’est entre deux jurons qu’il aperçut la robe violette qui couvrait les pieds de sandalettes chaussés de la vieille Oumelkhir… Il remonta du regard le corps déssechée de la vieille femme et quand ses yeux croisèrent les siens, d’un air peu amène il lui dit : « C’est encore toi ! »
Elle répondit avec son ingénuité habituelle : « Djit n’dawi ya wlidi ! » (je suis venue me faire soigner, mon fils ! »
Arrivé au bureau-cabinet, debout, les mains posées sur le dossier de la chaise, le Dr Habboulla demanda à la vieille Rommana : « wach bik thani ? » (qu’as-tu encore ?)
Et elle de répondre… « Walou ya Wlidi … Bakhart b’herzek ou fadni bezzef loukan tzidli wahed ! » (Rien mon fils… c’est ton talisman, j’en ai fait des fumigations et ça m’a soulagé… si tu veux bien m’en donner un autre !)

LE TEST D’EMBAUCHE

Dans mon village, à la campagne, si l’élevage se meurt c’est surtout faute de bergers…
Il fut un temps en effet où les plus démunis louaient leurs enfants aux plus aisés pour leur servir à mener les vaches aux pâturages…
Les vaches, ce n’est pas par troupeaux qu’on les comptait… il était heureux que l’on en possédât une paire et les pâturages n’étaient pas des alpages dans quelques vallons verdoyants, là haut sur la montagne… non ! c’était juste les rebords du gazoduc et les servitudes des routes !...
La vache, c’était surtout la pourvoyeuse en lait et beurre de la maisonnée et chaque année c’est le produit de la vente de sa taure ou son taurillon qui permettait son entretien et quand elle vieillissait un peu trop, c’est elle qui devait servir à entretenir sa fille qui allait la remplacer, perpétuant ainsi de vaches lignées qui se perdraient dans les mémoires s’il ne survenait pas de proche en proche des épizooties fatales…
Amar Ennagar était, comme tous les patriarches de son âge un petit éleveur de vache.
Connaissant parfaitement la gente mammo-lactaire, il se fit maquignon et se construisit une étable derrière la colline d’El Korraba, à l’ombre des oliviers.
Les restructurations successives du monde agricole, les aides inconsidérées distribuées aux paysans, l’abandon du poulet de ferme au profit de la volaille industrialisée, du blé local au profit du blé américain et des semences des piments et tomates du cru au profit des hybrides puis l’importation des génisses d’outre-mer ayant laminé l’agriculture séculaire et irrémédiablement détruit les genres et races locaux, les petits éleveurs ont vu aussi arriver le lait en sachet qui fut fatal à la vache familiale…
La disparition de la vache allait aussi entrainer tout un bouleversement dans nos habitudes… d’abord architecturales puisque l’étable mitoyenne à la maison disparut et avec elle la bouse qu’on plaquait en grosses galettes sur les murs pour en user comme comburant mais surtout pour réaliser les fours à poteries qu’on appelait « mah’ma »… et qui, au début de l’automne, décoraient tous nos paysages de leurs signaux de fumée…
La bouse disparue des champs, c’est aussi le bousier, ce sympathique éboueur de nos prés qui fut littéralement décimé… d’aucuns disent pourtant que ce bon rouleur de bille fut empoisonné par les protéines animales qui furent ajoutées au menu des vaches… Il aurait été en quelque sorte la première victime de l’encéphalite spongieuse, imputée par certains à la farine animale mais là n’est pas notre propos.
Amar Ennaggar qui avait une étable comprit qu’il avait tout intérêt à y parquer des vaches et c’est sans difficultés qu’il réussit à avoir un crédit pour s’en acheter une vingtaine car il connaissait un responsable à la Daira dont le frère était voisin et ami d’un banquier…
Les vaches achetées, Amar Ennagar devait leur prévoir un garçon d’écurie… juste pour assurer leur nourriture et leur hygiène…
Il prit attache avec Ahmed El Wekrif, jeune homme habitant de l’autre côté de la rivière… Rendez-vous fut pris le lundi au café de l’embranchement afin que les deux hommes s’entendissent sur certains détails, l’accord de principe étant acquis.
On avait choisi le lundi, jour de marché hebdomadaire, parce qu’il fallait bien faire son marché et du coup, faire … d’une pierre deux coups !
Quand Amar Ennagar arriva au café, il jeta un regard circulaire afin de voir si Ahmed El Wekrif était là… En balayant la salle du regard, il n’aperçut pas sa tête aux cheveux trop crépus pour ne pas être remarquée mais il vit par contre deux bras levés tout au fond de la salle.
Il reconnut ses deux amis maquignons Saad EL Ferd et Gacem Boulgroun… Il s’attabla avec eux et à eux trois ils remplirent le café de leur gouaille.
Ce n’est qu’après un quart d’heure qu’il vit dans l’embrasure de la porte, se profiler la silhouette d’ Ahmed El Wekrif… Celui-ci le cherchait du regard et quand il le vit, il lui fit un signe de la main auquel Amar Ennagar répondit par un hochement de tête, et alla s’attabler de l’autre côté de la salle…
Comme il fallait bien que nos maquignons aillent voir ce qui se passait au marché, ils hélèrent le cafetier pour la note…
Celui-ci, de loin, leur cria: « khalçin ! »… et ils virent Ahmed El Wekrif lever très haut le bras pour qu’ils sachent que c’était bien lui qui avait payé leurs consommations…
Ils sortirent donc de la salle et se séparèrent devant la porte en se souhaitant de gutturaux au-revoir…
Amar Ennagar monta dans sa camionnette et actionna le démarreur sans égards pour Ahmed El Wekrif qui s’attendait à le voir venir s’attabler avec lui…
Quand la voiture démarra après une dizaine de tentatives infructueuses, Ahmed El Wekrif courut vers Amar Ennagar et les mains posées sur la vitre de la portière bloquée à mi-parcours par un gros tournevis, il introduisit presque sa tête dans la cabine en disant :
« Wach Ammi Amar… kifach el khadma ?... (Alors Oncle Amar… Et le boulot ?)
- Rouh ya oulidi, lui répondit Amar Ennagar, n’ta machi ntaa khadma… (Vas, mon fils… tu n’es pas fait pour ce travail)
- Kifach machi n’taa khadma ? Seyyitni? (comment pas fait pour ce travail, m’as-tu essayé ?)
- Lala ya oulidi… aaraftek bla ma nseyyik … Elli ma ih’afedh ala djibou ma ih’afedh ala djib ghirou… (Non mon fils, je n’ai pas besoin de t’essayer… celui qui ne prend pas soin de sa propre poche ne peut prendre soin de la poche d’autrui).
Puis il démarra et s’en fut, laissant Ahmed El Wekrif interloqué sur le trottoir…

LE SERPENT DE BOUBEKEUR

Dans mon village à la campagne, on n’exagère jamais, ou si rarement, ou si peu… ou du moins pas autant qu’à Marseille où une sardine aurait bouché le port ; nous, nous aurions peut être admis que ce fut une carpe d’El Madjen, le petit lac artificiel crée par les remblais de l’autoroute… on en prend qui font 40 kg… peut-être un peu moins : 20 kg… mais elles sont quand même d’une taille respectable et elles peuvent certainement dépasser 10 kg puisque Belkacem Kaskita en a pris une qui faisait 2.5 kg ; beaucoup de villageois l’ont vue ; c’est vrai qu’on ne l’a pas pesée mais c’est Rachid Tchalba, le poissonnier, qui en a évalué le poids au coup d’œil et vue son expérience, on ne peut que croire qu’il a vu juste !
Il est vrai aussi que chez nous les animaux sont un peu plus grands qu’ailleurs. C’est peut être le climat ou le relief mais on se souvient tous ici de cette laie qui, dans les années 70 a traversé en diagonale tout le village… Elle est rentrée du coté du transformateur, a parcouru toute la rue Boudjemaa Seghir (chez nous les rues portent des noms mais nous les surnommons toujours au nom de la personne la plus en vue qui y habite), s’est arrêtée au carrefour central non sans montrer son groin à Amar Belaid, notre épicier, qui, terrorisé, a essayé de la chasser à coup de boites de biscuits Cobiscal… Elle est descendu jusqu'à Dar Catala puis elle a pris la rue Ahmed l’Induit, poursuivie par des tas de villageois qui lui jetaient des pierres mais en se tenant à bonne distance. Elle a failli faire un carnage quand elle s’est arrêtée à hauteur de l’abreuvoir municipal et a voulu charger ses poursuivants qui se sont tous arrêtés sec, prêts à détaler, à l’avertissement de Said Hamoud : Balakou !...
La course poursuite a repris et la bête a fini par sortir du village pour gagner les oliviers du Boutboul…
Le soir et pendant quelques temps on ne parla que de cette incursion sauvage. La laie prenait chaque jour de nouvelles proportions pour devenir littéralement éléphantesque…
Une autre bête que seul Fayçal avait vue était elle aussi d’une taille peu commune : le serpent de Boubekeur !
Boubekeur c’est notre cimetière. Situé à un quart d’heure de marche du village, c’est un monticule boisé, calme et ombragé, exposé au bahri et dominant toute la contrée. Il doit faire bon s’y reposer... éternellement !
Ici, entre les troncs torturés des oliviers vécut un serpent mythique… le serpent de Fayçal.
Voici son histoire, recueillie de la bouche même de cet homme.
C’est en rentrant de je ne sais quelle vadrouille à travers champs que Fayçal l’avait trouvé… Il ne mesurait pas plus de 10 cm… Il avait résisté à la tentation de lui écraser la tête entre deux pierres car c’est le sort que nous réservons à cette sale bête, coupable en grande partie du « oust ! » divin qui nous chassa du Paradis…
Il le mit dans une bouteille de lait au col évasé et lui donna à manger des maigres restes de son menu quoridien… salade, figues de barbarie, arêtes de sardines… Devant un menu si varié le serpent grandit très vite et Faycal dut le faire sortir de la bouteille devenue trop étroite pour le loger dans la petite pièce qui servait habituellement d’abri à l’ânesse, laquelle a été vendue juste à la fin du ramassage des olives car elle avait terminé sa mission et il était malvenu d’en faire une inutile bouche à nourrir…
Un jour Fayçal trouva la porte de l’étable de fortune ouverte et sur la litière, pas trace du serpent !
Il affirme qu’après quelques jours il l’oublia.
Et c’est en posant les pièges à l’aube d’une journée d’hiver, deux années plus tard, qu’il connut la peur de sa vie suivie d'un grand bonheur…
Accroupi dit-il, dressant méticuleusement le plan incliné qui devait recevoir son piège, il eut l’épaule littéralement brisée par la chute, du haut d’un olivier d’une masse pesante…
En me retournant dit Fayçal, j’ai vu un serpent dont la tête ne m’était pas indifférente… De ses yeux embués par les larmes il me regardait dans les yeux semblant me dire : « N’aies pas peur Fayçal, c’est moi, ton ami le serpent ! »…
Fayçal n’est plus… il fut emporté par une rafale de mitraillettes au détour d’un virage alors qu’il s’était engagé pour surveiller le gazoduc durant ce qu’on appelle la décennie noire…
Mais le souvenir de son serpent s’est colporté de bouche à oreille, de proche en proche, depuis des décennies et aujourd’hui, en passant devant le cimetière de Boubekeur ou en y inhumant un des nôtres, nous avons tous une pensée pour les morts qui y reposent mais aussi pour cette bête mythique qui a immortalisé l’auteur de son histoire, bien différente de celle de la fable… d’aucuns disent de sa légende ou de sa fiction mais il ne faut pas les écouter ; nos villageois sont parfois si vilainement sceptiques !

LE DETAIL DE TROP

Dans mon village à la campagne, après plus de 14 siècles de bonne foi on découvre des pans cachés de la pratique religieuse à chaque nouvel Imam que nous affecte Ghoulamallah ou qui s'intrônise à notre Islam défendant. Ainsi en est-il des jeunes surérogatoires.
Dans la pratique villageoise habituelle, jusqu'aux années 70, on jeunait le Ramadhan et seulement le Ramadhan sauf si on avait contracté une dette pour une raison ou pour une autre ou juré pour rien... Puis on découvrit les 6 jours des stoïques de Choual et tout le monde se fit stoïque... Dix ans plus tard on vint nous assurer, hadidths à l'appui, que le jeudi et le lundi étaient des jours presque aussi sacrés que le vendredi et que nous gagnerons beaucoup à les honorer par le jeune et c'est tout naturellement que nous devînmes jeuneurs en ces jours saints au grand dam des restaurateurs et pour le grand bien des vendeurs de viande hachée et de fines herbes... Passe pour le jeune des deux jours qui précédent l'Aid El Kebir qui est devenu, comme le sacrifice lui même, plutôt Fardh que Sunna...
La dernière prescription, beaucoup plus lourde que toutes les autres, s'impose depuis deux ans à peine et cette année elle a littéralement fait loi par le matraquage incessant des exégètes de tous poils et autres diffuseurs attitrés de Fetwas des chaînes satellitaires, relayés comme de bien entendu par les prêcheurs de nos mosquées et ceux, encore plus convaincus, de nos rues, administrations et marchés: c'est celle du jeune quasi obligatoire de 10 jours précédent l'Aid !...
En calculant bien tous ces jours de diète qu'impose la foi new-look, moi j'ai trouvé qu'on devrait jeuner carrément un jour sur deux !...
Quand on sait comment s'effectue notre jeune, les dépenses que nous y consentons pour notre...bouffe, les efforts que nous y économisons dans notre boulot, l'adrénaline que nous y mobilisons dans nos rapports sociaux...
on comprend mieux pourquoi, à chaque poussée de fièvre religieuse, le taux de nos diabétiques et hypertendus augmente si significativement ...
Quelques semaines avant l'Aid El Kebir, notre Imam qui colle toujours à l'actualité dans ses prêches dictés par les services de Ghoulamallah, n'a pas manqué de nous entretenir d'égorgement... non pas pour fustiger cette forme d'envoi ad-patres des bipèdes génants mais du rituel sacré pratiqué sur certains quadrupèdes en ce jour sacré...
Nous avons ainsi appris que plus le mouton nous était attaché à nous et à nos enfants par la vertu du covoisinage plus nous avions du mérite à le passer au fil du couteau car Dieu agrée mieux de nous les choses que nous aimons... nous a t'il expliqué avec l'emphase de circonstance.
L'autre principe que nous a inculqué notre Imam c'est celui de bander les yeux des moutons qui attendent leur tour d'être égorgés, un peu comme on le ferait aux condamnés avant de leur mettre la corde au cou... Il ne nous a pas dit de leur mettre des boules quiès dans les oreilles parce qu'il savait que les pharmacies n'en disposaient pas et étaient par ailleurs fermées au moment du grand rush vers les couteaux mais aussi parce qu'il n'était pas certain que le mouton sache interpréter les râles ultimes de son congenère quand il les exhale.
Mais si le mouton doit avoir les yeux bandés, ce n'est pas le cas des enfants qui doivent les avoir bien ouverts pour constater de visu ce à quoi ils ont échappé grâce au mouton propitiatoire dont fut gratifié le Prophète Abraham pour lui éviter un mémorable infanticide.
Quant aux caractéristiques physiologiques requises du mouton à égorger, notre Imam nous a précisé les conditions d'âge et de bonne constitution; le sexe important peu nous a t'il dit, en précisant que la brebis - même pleine - pouvait être sacrifiée...
L'assistance était particulièrement attentionnée jusque là mais, quand il nous précisa qu'il nous était licite de nous farcir l'agnelet qu'elle portait dans son placenta, à charge pour nous de l'égorger lui aussi, il y'eut un murmure dans la salle et on entendit quelqu'un se retenir de tout rendre et, la main sur la bouche, on le vit traverser les rangs des fidèles pour se diriger vers la salle d'eau...
Dans le silence religieux qui enveloppe l'assistance en pareille circonstance on crut l'entendre murmurer un "taklou errah'dj!" aussi indigné qu'écoeuré...

COMMERCE VILLAGEOIS

Dans mon village à la campagne, les villageois commercent en paysans...
Ils n'innovent pas, ne font preuve d'aucune initiative et d'aucune audace; ce ne sont pas eux qui vont à la rencontre des opportunités, ce sont les opportunités qui doivent venir à eux.
Ils rechignent à se triturer les neurones pour rechercher des créneaux porteurs... ils choisissent le créneau du voisin parce qu'en le regardant commercer, ils font de leurs yeux des calculettes. Et à force de se faire une fixation sur ce qu'il gagne, ils oublient qu'un chiffre d'affaires n'est pas un bénéfice.
Et c'est ainsi que vous trouvez tous les villages "spécialisés" dans la revente, qui de la robe kabyle, qui de la pièce de rechange, qui du tapis, qui de la poterie alors qu'on n'y rencontre pas trace de production de ces articles chez leurs habitants.
Il suffit qu'une activité soit investie pour qu'elle devienne celle de tout le monde. Ainsi, chez nous, nous avons su nous accommoder de l'absence de boulangerie depuis que le village s'est fondé sur les genêts et les lentisques de Dra Lebghal; mais quand Amar Lakehal a décidé d'ouvrir sa boulangerie, il fut immédiatement suivi par Ali El Ghardaoui puis par Tahar Oumouh et aujourd'hui nous possédons trois boulangeries à nous tous seuls ! ... mais beaucoup de détaillants de pain du village, pour ne pas enrichir leurs voisins boulangers, vont s'approvisionner des villes de derrière les montagnes.
Pour bien commercer au village, il faut venir d'ailleurs...
C'est la seule condition pour pouvoir vendre à tout le monde car les villageois sont très susceptibles... quand quelqu'un en veut au cousin du voisin de votre coiffeur, il se venge sur vous en boudant votre commerce et si vous avez le malheur de passer à ses côtés sans le saluer (même si vous ne l'avez pas vu) c'est assurément un client que vous perdez.
Jusqu'au milieu des années 80, il y'avait deux épiceries au village: Amar El Fiat et Said El-404. Placées l'une en face de l'autre ; les deux commerces permettaient à leurs servants de savoir qui est le client de qui et de pratiquer la rétorsion contre le client de l'autre en usant de rétention...
Mais il y'avait un grand professionnalisme chez ces deux épiciers... Leurs échoppes contenaient tout ce qui servait le villageois, du fromage, des pesticides, de la limonade, des souliers, des bonbons, du pétrole brut, des fermetures éclairs, des piles, du fil électrique, des aiguilles à coudre et même une grosse bobine de raphia... c'était au temps où les contrôleurs des prix n'avaient pas encore inventé cette idée saugrenue de séparation des denrées selon leur nature.
Le village ayant commencé à lancer ses tentacules tous azimuts, on constata un afflux d'étrangers aux dents longues. Aujourd'hui ils sont une bonne douzaine d'épiciers à se partager bon gré mal gré une clientèle qui ne consomme devant le monde que les produits de première nécessité et qui va s'acheter d'ailleurs toute denrée inhabituelle ou de luxe car les premiers à divulguer ses secrets sont ces mêmes vendeurs. Cette discussion est une ritournelle qui n'arrête pas de revenir:
-"je ne sais ce qui s'est passé chez flen
- pourquoi dis-tu ça...
-ben... c'est sa fille qui a acheté pour 2 bidons d'huile, 4 kg de sucre et 2 boites de café d'un seul coup..."
D'ailleurs, devant les épiceries, on trouve infailliblement des sortes de dolmens qui servent de bancs à des groupes de messieurs qui se rassemblent soi-disant pour discuter de la pluie et du beau temps mais en fait pour surveiller les autres villageois qui viennent y faire leurs emplettes et jauger la grandeur du panier et son poids.
Leur rôle est aussi préventif; ce sont eux qui avertissent l'épicier au cas où un contrôleur s'aviserait à venir lui demander des comptes... "ass rouhek h'am djaou !..." (Prends garde, ils arrivent !)... lui crient-ils en faisant mine de rien quand ils voient venir une voiture inhabituelle et en descendre tout homme portant cartable en cuir.

LE BOUGHANDJA… PRIERE DES GENS SINCERES

Résurgence des incantations païennes d'antan, le Boughandja constituait une fête haute en couleurs, en odeurs et en clameurs.
Dans mon village, à la campagne, quand le ciel oublie pour trop longtemps son incontinence et que ses cumulus s'arrangent tout juste pour narguer les paysans, les vieux commencent à se rappeler que les Dieux ont peut-être été trop longtemps laissés sans égards.
Ils se remémorent alors les processions d'antan d'où l'on revenait mouillé de bonne pluie et il y'a toujours un vieux plus volontaire ou plus écouté que les autres et qui ose proposer une date à des interlocuteurs qui n'attendent que ça.
En rentrant chez eux, ces interlocuteurs trouveront en leurs épouses des interlocutrices encore plus attentives et qui, commérage aidant, vont répercuter en l'espace de quelques heures la décision de l'organisation du Boughandja. Le reste viendra tout seul.
Les enfants avides de défoulement vont dès l'aube du lendemain élever les totems à promener dans les rues du village. Le porte à porte sera obligatoirement porteur puisqu'aucune femme ne s'avisera de renvoyer la marmaille suppliante sans ajouter sa provision de semoule, de couscous, de figues sèches, de sucre, de café ou d'huile d'olive. Les hommes pour leur part cotiseront sans ronchonner et le taureau sera ramené très vite du souk à bestiaux.
C'est généralement au cimetière de Sidi Gacem que se déroulera l'immense repas collectif fait de couscous en sauce ou au petit lait et de bonnes tranches de viande. La tradition veut que les entrailles de l'animal abattu soient jetées en l'air pour être rattrapées dans une indescriptible mêlée par les convives; ces abats ont la réputation de rapporter paix et fortune aux foyers.
C'est en grandes processions que les habitants des douars se dirigent depuis les premières lueurs de l'aube vers le lieu du sacrifice. Les étendards colorés flottant au vent tandis que montent les supplications vers le ciel bleu. La sincérité de ces supplications est si poignante qu'elle n'offre aux Dieux qu'une seule alternative: celle de pleurer !
El djelbana 3atchana
essguih'a ya moulana
El foul naouar ouedhbal
Essguih' ya boulanouar
El guem'h della richou
ya Rabbi fah' en3ichou
Boughandja dar ezzernouf
Ouel gotra tchemmakh hallouf...***
Le repas terminé, les processions revenaient vers les douars... le ciel bleu du matin aura laissé place à un amoncellement tonnant de cumulus. Les foules bigarrées ne seront pas arrivées dans les maisons en toub qu'elles se retrouveront à chanter sous la pluie...
Ce folklore a disparu. Un dernier Boughandja très timide et qui n'a drainé que quelques bambins et donné une insignifiante averse a été organisé en 1998... il n'y avait pas foule. Les prosélytes d'une religion qui se veut cartésienne pour coller au modernisme ont décrété "haram" le boughandja, les ziarates, les souikates, l'étalage du beau et de l'inutile pour confiner la religion dans l'utile, le strict, le froid et la solennel... Et c'est bien dommage !
Pour appeler la pluie, on fait appel aujourd'hui aux adultes et les prières sont décidées non plus à un niveau local mais au niveau du ministère du culte. Il est dit que ces prières ne sont exaucées qu'à la condition expresse qu'il n'y'ait aucun hypocrite parmi ceux qui les accomplissent, ce qui constitue une gageure.
traduction textuelle:
Le petit-pois est assoiffé
Arrose le ô "Maître des lumières" !
Les fèves ont fleuri puis se sont fanées
Donne leur à boire ô notre Seigneur !
L'épi de blé a laissé retomber sa chevelure
Ô mon Dieu de quoi vivrons-nous
Boughandja s'est mis un collier
Pour qu'une goutte mouille un sanglier…

LE PARI PERDU DE KADER EL FARTAS

Dans mon village à la campagne on ne collectionne rien. La passion des timbres, de la monnaie ou des boites d’allumettes n’a jamais effleuré la tête d’un villageois car nos passions à nous sont bien plus réalistes et surtout bien plus vitales et seuls Boualem Caramba et quelques cruciverbistes qu’on peut compter sur les doigts de la main de ammi Said Kohil(1) connaissent le sens des mots : philatéliste, numismate et autres termes difficiles à retenir et qui désignent ceux qui trouvent un curieux plaisir à amasser des choses usées et sans valeur immédiate…
Mais si on ne veut pas s’embarrasser de ces objets qu’il faut récolter, trier, référencier, protéger etc… il en est parmi nous qui collectionnent des trucs, c’est vrai, mais dans leur tête !...
La mémoire étant soucieuse elle-même d’opérer les tris et de mettre à la disposition de la langue tout ce qu’elle engrange, sur simple stimulation cervicale, on se plait à y mettre plein d’informations utiles comme le fait Salem Kopa qui y stocke toutes les références des roulements à bille, à aiguilles, à cônes etc au point où il est devenu un ordinateur ambulant que consultent tous les propriétaires de véhicules avant d’opérer leurs achats…
-Salem !... aatini enomro ntaa roulma avant R4…
- 6206…
Clair, rapide, précis, Salem ne se trompait jamais. Sa réputation avait atteint une telle notoriété qu’il fut appelé par l’Usine d’en haut à y faire le magasinier…
Il y’avait aussi d’autres collectionneurs : Naamani qui connaissait par cœur le répertoire de Belkhayati et qui croyait pouvoir imiter son idole alors qu’il avait une voix de grenouille avec plein de billes qui s’entrechoquaient dans ses cordes vocales… Moussa El Goumri qui connaissait par cœur les dates des rencontres jouées par l’équipe de football locale, les adversaires, les scores et les buteurs… de notre équipe s’entend… mais pour cette dernière information, il n’avait pas besoin d’avoir un ordinateur à la place du cerveau car en une dizaine d’années nous ne marquâmes qu’une petite cinquantaine de buts entre ceux qui furent acceptés et ceux qui furent refusés par les arbitres qui se laissaient toujours acheter par nos adversaires… On dit que Moussa El Goumri connaissait par cœur aussi les titulaires des cartons rouges mais personne ne put lui en arracher la liste…
Mais le plus curieux de tous les collectionneurs c’était Brahim El Brag le chauffeur de la benne à ordure de la commune. Lui, il aurait dû être inscrit au Guiness si les responsables politiques et culturels de notre pays avaient un minimum d’égards pour notre village et ses génies.
El Brag, on l’avait surnommé ainsi pour la vitesse avec laquelle il conduisait le camion bleu qui évacuait nos détritus vers la décharge municipale de Oued Djelada. Ces detritus se lessivaient par la pluie pour nous revenir dans l’eau du robinet car ladite décharge se situait en amont de la nappe qui nous alimentait et dont le filtre sableux a été réduit à sa plus simple expression par les pilleurs officiels qui réalisent l’autoroute et les officieux qui construisent leurs maisons… El Brag ne collectionnait pas les bouteilles d’eau minérale vides; pourtant, malgré la similitude du contenant et du contenu, elles différaient quand même par l’étiquette… El Brag aurait pu en constituer une belle collection avec ce qu’il évacuait chaque jour vers la décharge et que le vent parsemait sur les champs d’alentours tout au long du trajet.
Non… El Brag collectionnait… les numéros d’immatriculation des véhicules !
Il connaissait bien sûr ceux des véhicules du maire, du sous-préfet et du wali mais aussi ceux des carosses de tous les ministres qui ont eu l’idée de faire une « visite d'inspection et de travail » chez nous… oh ils ne sont pas très nombreux parce que chez nous ils n’ont rien à visiter car on n’a lancé que des projets de peu d’envergure que le wali suffit à inaugurer… Il se vantait particulièrement de connaître le numéro en 6 chiffres de la DS 19 sur laquelle Boumediène était venu au village et avait même enregistré celui de la voiture que conduisait Roy Thinnès quand il envahissait les écrans de la télévision.
Un jour qu’ils étaient attablés devant le café de l’Avenir pour siroter un thé à la menthe, les joyeux drilles de l’inamovible quatuor du domino : Moh N’Ali, Kader El Fartass, Ahmed El Guendoul et Moh Tanghouda virent s’arrêter avec un grand crissement de freins le camion d’El Brag… celui-ci en descendit et interpella de loin Said Ruisseau : « Aya ammi Said, kahoua bien serrée fissa ! »
Kader El Fertass qui ne gagnait jamais ses paris, pensa que l’occasion était propice d’en gagner le premier.
Il baissa la tête et ses trois compères en firent de même ; il pointa du doigt une photo en couleurs publiée en page centrale d’un journal et il se tint sur la table un petit conciliabule…
Kader El Fertass appela El Brag, en français, si ça peut se dire : « ton café il est payé si tu donné la matrécule de l’auto du roi qui marié la semaine prouchaine !». Tout le monde comprenait qu’en fait de roi c’était du prince William dont parlait El Fartass et que la semaine prochaine c’était en fait la semaine dernière.
Brahim El Brag répondit du tac au tac et sans lever la tête du comptoir : EBY-776-J.
Les quatre compères joignirent leurs têtes et suivirent le mouvement de l’index de Kader El Fartas qui parcourait la plaque d’immatriculation bien visible sur la photo du journal…
Brahim El Brag termina son café et sortit sans payer laissant Kader El Fartass se trémousser pour retirer la monnaie de la poche de son Jean trop serré, sous les rires gras de ses compères…
1- Kohil ne possède plus que 3 doigts depuis que son annulaire et son auriculaire ont accompagné une branche de mûrier qu'il taillait...

FOU, MAIS SACHANT RECONNAITRE SA PORTE !

Dans mon village, à la campagne, aux lendemains du 5 juillet 1962 nous étions tous Benbellistes… Nous nous convertîmes comme de bien entendu au Boumedienisme dès le 20 juin 1965 au petit matin et nous sommes tous Bouteflikistes au jour d’aujourd’hui car même si nous nous opposons entre nous, nous ne pouvons quand même pas nous opposer à notre président !...
Ben Bella et Boumediène nous ont bien marqués car ils savaient très bien discourir et nous fûmes tous volontaires pour rejoindre les maquis de l’Angola quand notre président mit un treillis et nous harangua sur les épreuves que connaissaient nos frères de Luanda sous la répression des portugais… C’est vrai que durant son discours, nous nous sommes permis de crier en chœur, un peu perfidement, derrière un Said Hamoud hilare : TAHIA TAMBOLA !... mais dans l’immense clameur qui s’élevait de la foule, personne n’avait remarqué que nous avions un peu déformé le slogan de circonstance…
En réalité, dans nos têtes, unionistes bien avant Kaddafi, nous concevions l’Afrique subsaharienne comme un seul grand pays où il y’avait d’un côté les bons : Amilcar Cabral, Lumumba, ou Sékou Touré qui avait su dire non et de l’autre, les mauvais : Tshombé, Ojukwu et un peu aussi ce Senghor qui se faisait plus français que les français…
Un évènement qui démontre un peu notre engagement révolutionnaire mérite d’être relaté.
Nous sommes en 1963. Ben Bella parade dans son col mao au sommet du hit-parade du zaïmisme. La population longtemps orpheline a enfin trouvé le grand-frère qui la rassurera et la protégera.
Ali El Postier nous est venu de Bordj Ghedir, Bordj El Emir Abdelkader, Bordj Bou Arreridj ou Bordj Ménaiël… Les versions villageoises diffèrent sur le nom précis de la ville mais se rejoignent sur le Bordj... C'est lui qui a remplacé Mme Trident à la poste du village. Mme Trident est repartie en France juste avant l'indépendance; la poste a été fermée et il fallait bien qu'elle ouvre à nouveau pour permettre aux émigrés d'envoyer de leurs nouvelles et de leur argent.
Le portrait du Zaim est collé sur tous les endroits où il peut tenir et El Moudjahid ne peut faire une édition sans y mettre une de ses photos.
Ali El Postier et monsieur Spinosi le directeur de l'école primaire se sont pris d'amitié. Ils n'arrêtent pas de se parler à voix basse en riant sous cape. Le manège n'a pas échappé aux villageois qui, entièrement acquis aux soupçons de complotite (le maquis du FFS faisant partie de l'amère réalité de cette époque) ne pouvaient penser que les deux hommes pouvaient se raconter des histoires tout simplement... grivoises.
C'est Omar Trafic qui s'aperçut du crime commis par Ali El Postier... Il vint l'annoncer aux écoliers... "Ali El Postier a craché sur le journal qui contient la photo de Ben Bella devant Spinosi !"...
Les élèves furent pris d'un terrible vent de révolte; les adultes s'en mêlèrent et le village vécut des scènes dignes du KKK...
Les gendarmes durent intervenir pour évacuer Ali El Postier et Spinosi et empêcher leur lynchage par la foule surexcitée.
Spinosi revint à son école le lendemain; il était admissible qu'il ne vouât pas du respect pour notre président car ce n'est pas le sien... Mais Ali El Postier ne remit plus les pieds au village et on ne sut jamais ce qu'il était advenu de lui... Il ne nous intéressait d’ailleurs pas de le savoir, l’essentiel pour nous c’est que nous avions accompli notre patriotique devoir de citoyens…
Mais Ben Bella n’était pas au bout de ses peines…
Quelques jours plus tard, un homme au front dégarni, à la moustache bien évidente se fit voir au village…
Il avait le port droit et traversait les rues comme un militaire. On sut que c’était un émigré qui habitait un hameau des hauteurs… On l’avait fait rentrer de France car il avait perdu la raison. Il s’appelait Amar Aissa…
Il commença par organiser à lui seul un vrai barrage routier à l’entrée ouest du village, la plus fréquentée car c’est de là que nous sortons pour aller à la ville et c’est naturellement de là que nous rentrons quand nous en revenons…
Il était armé d’une planche qu’il avait accrochée en bandoulière comme un fusil et contrôlait les rares véhicules sous l’œil intrigué et amusé des villageois.
S’il s’était arrêté là, nous n’aurions rien trouvé à redire et l’autorité aussi, car, en ces temps là nous étions un peu habitués aux contrôles fantaisistes… Fatima El Mahboula nous donnait en effet à assister chaque jour à sa tournée des épiceries et des étals de fruits et légumes. En les sommant de lui montrer leurs documents légaux, les commerçants s’exécutaient et lui tendaient n’importe quel bout de papier qu’elle examinait attentivement puis qu’elle mettait dans l’échancrure de la poitrine… Elle repartait toujours après un « Akhdam, Allah I’3awnek ! » (1) après avoir reçu sa boite de fromage ou sa gousse d’ail… comme quoi les contrôles n’ont pas changé depuis ce temps là !
Amar Aissa ne s’est pas contenté de faire le gendarme, il s’est fait tribun… Armé de sa mitraillette en bois, il est monté un jour sur le toit de l’ancienne église transformée en école et il a harangué la foule qui s’était massée sur la route… « Ben Bella leur a vendu de la paille ! » criait il en faisant des amples gestes de la main…
La Kasma du Parti qui ne pouvait tolérer pareille subversion appela l’autorité… Celle-ci, les yeux abrités derrière des lunettes noires vint sur une 403 noire elle aussi. Ses hommes firent descendre le tribun de son perchoir et l’emmenèrent en lui expliquant qu’il aurait à demander directement au Président les raisons de sa collusion avec la force étrangère à laquelle il aurait cédé la bonne paille nationale.
Si on n’eut plus aucune nouvelle de Ali El Postier, on vit par contre revenir Amar Aissa au village… Il ne portait plus de fusil en bois en bandoulière mais une canne à la main. Il marchait en se parlant à voix basse et on ne le revit plus faire ses faux barrages à l’entrée Ouest du village, ni à l’entrée Est d’ailleurs, il n’est plus jamais monté sur un toit pour faire le tribun et n’osait plus prononcer le nom du Zaim…
Ce qui faisait faire aux villageois un clin d'oeil malicieux et dire: « Mahboul ou ya3raf bab darou »(2)


1- Travaille et que Dieu te vienne en aide !
2- Fou mais sachant reconnaître sa porte

CULTURE D’ANTAN

Dans mon village, à la campagne, Il fut un temps où nous nous permettions de penser à des nourritures peut-être pas du tout nutritives pour les corps mais assurément plus stimulantes pour les esprits… le village était une véritable agora. On n'y rencontrait ni Demosthène ni Socrate mais les jeunes et les vieux d'alors, l'esprit non encore obnubilé par les ors d'une modernité débridée, étaient capables de lire et de débattre de choses relevées. Il faut, dans ce contexte, rendre hommage aux auteurs de bandes dessinées qui ont su nous faire découvrir l'humour, les bonnes manières mais aussi les valeurs de justice, d'honnêteté, de courage et d'amour qu'ils donnaient à défendre à Blek le Roc, Akim, le Capitaine Miki, Zembla, Mandrake le magicien, Tex Bill, Kinowa, Zagor, le Capitaine Swing ou même à Buggs Bunny, l'infortuné Kiwi, Tartine et autres Tintin et Milou... La période des illustrés qu'on appelait "les bouquins" était riche en débats... Tout le monde attendait par exemple avec curiosité la fin de la confrontation entre Blek le roc et la "chauve-souris" et chaque bouquin faisait le tour du village car on aimait le lire mais surtout - superbe preuve de magnanimité et de générosité - le faire lire ! C'est vrai qu'à l'époque il n'y avait pas une seule télévision au village et que, pour nous distraire, nous n'avions que le Modern et le Vox de la ville où on allait voir Steve Reeves dans le rôle d'Hercule ou encore les westerns spaghettis qui se prolongeaient à l'extérieur des salles de cinéma par les déhanchements indolents de tous les spectateurs devenus cow-boys ou encore les films hindous et ceux de Farid El Atrache que Samia Gamal savait rendre si motivants avec ses déhanchements qui n'avaient rien à voir, eux, avec ceux de John Wayne... En dehors des salles de cinéma, il y'avait aussi la radio et les chansons de Ourad Boumediene puis celles de Belgacem Boutheldja (qui ne se rappelle pas de Milouda ?) puis celles de Belkhayati, cheikha Remitti et autres cheikha Zozo... Ah Belkhayati ! Que n'a t'il fait courir les adolescents dans les chaumes des nuits de pleine lune !... Les terres battues vibraient sous les pieds des danseuses sous la clarté des lampes au carbure et les enchères montaient de manière vertigineuse, encouragées par des berrah qui savaient si bien dire... Nous eûmes nous aussi nos troupes folkloriques. Il y'eut bien sûr Hamouda N'Said, un artiste immense et qui avait un port princier... Hamouda N'Said fut une sommité dans l'art de la ghaïta, il était de toutes les festivités et il fut même convié au festival panafricain d'Alger où il se produisit à côté du grand saxophoniste Archie Shepp et sur sa demande, s’il vous plait !... Nous eûmes aussi H'Midett... il n'avait pas l'envergure de Hamouda mais c'était quand même un artiste qui savait animer une soirée. D'autres groupes se sont essayés avec très peu de succès à cet art de la Ghaïta... Après la mort de Hamouda et H'midett, la ghaïta n'a plus résonné dans nos contrées, aucune relève n'ayant été assurée. En 1972, Moussa le cafetier acheta un téléviseur noir et blanc qu'il installa au café. Ce fut une révolution ! On vit déferler vers le village par petits groupes les gens de tous les village d’alentours. Ils venaient voir et entendre Samira Tewfik ou assister aux joutes footballistiques qu'animaient Betrouni, Lalmas, Serridi et d'autres grandes figures du foot. Durant les jeux olympiques de 1972, Moussa le cafetier lassé de voir son café surchargé de jeunes qui regardaient sans rien consommer, prit sa canne et devant l'assistance atterrée, éteignit le téléviseur qu'il plaçait à une hauteur où il ne pouvait atteindre de son index le commutateur. Ce jour là on frôla la révolution. Les jeunes prirent alors la décision de s'acheter leur propre télé et ils le firent ... Mais tout heureux de nous mettre aux NTIC de l’époque, nous ne savions pas que l'introduction de la télévision allait détruire toute une pratique culturelle propre au village et le dénaturer en faisant de ses habitants de fades spectateurs alors qu'ils furent toujours de merveilleux acteurs... Puis les évènements se précipitèrent... Il y'eut la télé couleur puis la parabole et la vidéo... la lecture se confina à celle des pages sportives des journaux, les débats aux questions très terre à terre de pièces de rechange et autres questions en rapport plus avec que le ventre et le bas-ventre qu'avec la tête... Bien plus tard, l'angoisse existentielle de la fin du siècle et du millénaire imposa une autre mode: celle d'un prosélytisme douteux qui continue à ce jour à s'imposer comme unique sujet de débat...

LA MEMORABLE COLERE DE MOUHOU

Dans mon village, à la campagne, le caractère machiste de nos hommes se vérifie surtout quand ils sont loin de leurs femmes.
Les femmes, réputées mauvaises conseillères ne sont jamais autorisées à participer aux négociations entre mâles fussent-ils leurs maris ou leurs enfants, car la femme a toujours tendance à « calculer de son côté » selon une expression du terroir dont même la gente féminine reconnaît la pertinence.
Quand un homme est sollicité par exemple pour un prêt, la main de sa fille ou une association dans le cadre d’une affaire quelconque, il ne répond jamais du tac au tac mais demande toujours à réfléchir et sa réflexion peut durer quelques heures ou quelques jours… Ce temps de réflexion est en réalité celui qu’il passe pour convaincre sa femme de donner le feu-vert à sa décision… Et quand son vis-à-vis montre des signes d’impatience, notre homme s’insurge et revendique « le temps qu’il faut » pour bien mûrir sa décision… Les deux hommes savent très bien que la décision ne leur appartient pas et que c’est en coulisse qu’elle se prend, et c’est pour ça qu’ils se permettent de rester indulgents devant leurs hésitations et leurs temporisations.
Mais il est des hommes à la moustache trop drue qui se croient réellement du sexe fort et donnent à leur statut de mâle un caractère dominateur…
Mouhou El Gasba était de ceux là…
Mouhou El Gasba était un homme réputé pour sa sagesse et surtout pour sa fermeté et son franc-parler ; de ce fait, il était considéré comme le réconciliateur attitré de toute la contrée et quand il émettait un verdict, les belligérants qui venaient solliciter son arbitrage n’avaient qu’à y obéir faute de quoi c’est tout le village qui prenait le récalcitrant pour un moins que rien, un homme que « guide sa femme ».
Un jour Si Menad El Mosmar et Si Abdelkader Karnafal qui avaient liés leurs enfants par les liens sacrés du mariage se retrouvèrent à gérer un délicat problème entre les jeunes époux, problème crée comme de bien entendu par Saadia, femme de Si Ménad et mère de l’infortuné mari et Khaddoudja, femme de Si Abdelkader et mère de l’encore plus infortunée femme…
Le conflit était presque arrivé à la rupture car il avait été pris en charge par les villageois qui, soucieux de l’honneur et de l’intérêt des deux familles, n’arrêtaient pas de pousser au pire l’une et l’autre.
Et c’est pour éviter l’irréparable que Si Tahar El Azzazi, parent par alliance des deux hommes, fit venir Mouhou El Gasba.
La rencontre eut lieu séparément bien sûr car nos deux hommes fâchés à mort, évitaient de se rencontrer même à la mosquée et Si Abdelkader Karnafal avait même déserté le café El Mostaqbal pour rejoindre le café rival afin de ne plus y rencontrer Si Ménad qui y avait ses habitudes car il était fâché depuis l’époque du comité de gestion avec le tenancier du Café « L’Avenir ». C’est dire la complexité de la tâche du brave Mouhou El Gasba.
Ayant entendu les griefs du premier, il s’en fut voir le second et, toujours accompagné de Si Tahar El Azzazi et de son air grave, Mouhou dut faire peut-être une dizaine de va-et-viens entre les demeures des deux hommes fort heureusement très peu éloignées l’une de l’autre.
Ayant compris les tenants et aboutissants du conflit, il les réunit sur la margelle de l’abreuvoir municipal et leur dicta son verdict…
Si Tahar El Azzazi, l’air toujours aussi grave regarda d’abord Si Abdelkader Karnafal et d’un presque indicible mouvement de la tête, lui demanda ce qu’il en pensait… Si Abdelkader, baissant la tête avec gène, répondit presque de manière inaudible : « Maaliche… ana qabel bessah n’chawer Khaddoudja » (1)…
Mouhou El Gasba qui s’était croisé les bras sur sa poitrine comme un père attendant des explications des ses enfants pris en faute, sursauta à ce qu’il avait entendu… Il décroisa ses bras et passa une main énervée sous son turban à la recherche d’une partie de sa tête à gratter…
Si Tahar El Azzazi qui cachait très mal sa nervosité apposa un « Allah Ibarek » sur la décision de Si Abdelkader comme on apposerait un cachet de certification sur un document douteux puis se retourna vers l’autre belligérant et sous le regard ferme de Si Mouhou qui s’était recroisé les bras sur la poitrine, il lui dit : Ouenta ya Si Menad wach t’goul ? (2)
Si Menad jeta un regard craintif vers Mouhou puis, baissant les yeux vers ses souliers, il osa dire la phrase fatale que n’attendait pas du tout Mouhou El Gasba.
« Ana… heu !... ana thani labboud n’chawer Saadia… »(3)
Les villageois qui, du coin de l’œil surveillaient le manège des quatre hommes des terrasses des deux cafés virent alors Si Mouhou se lever et gesticuler comme un damné et Si Tahar El Azzazi se forçant à le calmer…
Il fulminait et son turban qui s’était défait, sa canne qu’il levait, sa gandoura qui flottait lui donnaient un air dément…
On le vit se mettre debout, face aux deux hommes toujours assis, les têtes penchées vers leurs souliers et on l’entendit qui leur criait à la face : « la prochaine fois laissez Khaddoudja et Saadia discuter et prenez leur place à côté du kanoun »…
Puis toujours poursuivi par Si Tahar El Azzazi qui le suppliait de maudire Satan, il s’en fut en balançant sa canne et en maugréant, laissant les deux belligérants seuls sur la margelle de l’abreuvoir municipal…

LE MYSTERIEUX ECHO

Dans mon village, à la campagne, avant qu’on n’inventât les mesures d’insertions des jeunes diplômés, l’emploi de jeunes, les TUP-HIMO et autres moyens de faire semblant de payer les gens en faisant semblant de les faire travailler, nos villageois devaient faire preuve de beaucoup de vaillance pour s’assurer leur pain quotidien… et leurs parties de dominos.
L’émigration externe n’étant pas facile et l’émigration interne inopérante depuis que la Mitidja a été transformée en îlots résidentiels, elle qui occupait nos parents durant au moins la moitié de l’année, nous n’avions d’autres choix que d’attendre les petits travaux saisonniers d’une agriculture pas aussi mécanisée que celle d’aujourd’hui mais tout de même beaucoup mieux prise en charge.
Le Comité de Gestion tant décrié aujourd’hui et qui n’a perdu hommes et âmes que par l’effet des restructurations des stratèges du ministère, faisait vivre les gens de chez nous en travaux des champs : fenaisons, moissons, battage, bottelage… sans compter la cueillette des olives, les vendanges, le ramassage des amandes etc…
Les recrutements, sans distinction d’âge, se faisaient chaque matin au bureau du comité et les travailleurs étaient embarqués sur les remorques des tracteurs à pneus pour être répartis sur les différents travaux, surveillés par des permanents du comité. C’est Belgacem Kopa, le gardien de but de l’équipe du village qui assurait le pointage… Celui-là, personne ne sait pourquoi il fut affublé du nom de cet attaquant alors qu’il n’était jamais d’attaque…
Ahmed Eddeffaf, membre de la troupe de la zorna locale qui n’a jamais réussi à se faire du succès pour le souffle court de Salah « Un-mètre-cinq », le trompettiste, était un des réguliers demandeurs d’embauche.
Mais depuis quelque temps, Ahmed Eddeffaf se voyait recalé chaque matin par Gargatou le Président… Une histoire de domino mal terminée avait crée entre les deux hommes une grande animosité.
Un matin de mai, Ahmed Eddeffaf fut encore renvoyé… C’était la période des fenaisons et les faucheurs en avaient gros à faire car les foins, cette année là furent particulièrement abondants…
En bas, dans la grande plaine de Ain El Djem’ba, Ils s’ étaient mis en ligne d’attaque et reprenant en chœur les chants de Hammana, ils montaient à pas égal en laissant derrière eux des rangées de foin coupé…
La cadence allait bon train et l’écho leur renvoyait leur chant de manière très entrainante…
Et c’est au repos de onze qu’ils se rendirent compte que l’écho continuait tout seul à chanter de derrière le monticule, pas très loin de Ghar Eddhiba.
Un écho qui continue à se produire tout seul intrigue même un Président de Comité de Gestion et Gargatou résolut d’aller voir de quoi il en retournait.
Arrivé au sommet du monticule, il mit sa main en visière et que vit il ?
Ahmed Eddeffaf, tout en bas, s’échinait de la faux, tout seul, en chantant les airs de Hammana qu’il connaissait par cœur…
Gargatou était très en colère… Il descendit à grands pas et arrivé devant le faucheur solitaire, les mains sur les hanches, il le toisa d’un regard peu amène : 0« Que fais-tu en nos terres ! » lui dit-il
« Je fauche ! » lui répondit tout simplement Ahmed Eddeffaf en reprenant ses chants et son vaste mouvement de faux…
« Qui te paiera pour ton travail » lui dit Gargatou de plus en plus énervé.
« Je fauche, fi sabil Allah !(1) » lui rétorqua Ahmed Edeffaf…
Quelque temps plus tard, la troupe de faucheurs menés par Hamana vit au sommet du monticule Gargatou accompagné de Ahmed Eddeffaf.
Il fut intégré et accepté de bonne grâce car ils avaient tous ressenti, au fond du cœur, une grosse sensation de pitié pour cet homme qu’ils avaient laissé de bon matin désemparé, les bras ballants, le regard perdu au dernier carrefour du village…

ESSAID BOUDOUAOU A LA MECQUE

Dans mon village, à la campagne, nous ne sommes pas très voyageurs… Le tourisme n’étant pas notre fort, nos modestes affaires n’exigeant pas de longs déplacements et nos vaches, jardins et enfants nécessitant en tout temps notre prise en charge, nous évitons de trop nous éloigner… Et puis, partir, c’est mourir un peu mais c’est aussi dépenser beaucoup ; alors nous partons rarement.
Essaid El Kournaf qui est indéniablement un des nôtres même s’il habite à Kef Loghrab, sur la montagne qui domine le village, ne connaît pas d’autre géographie que celle où il évolue… La ville la plus éloignée qu’il eut à voir, c’est Boudouaou, à moins de 100 km de chez nous.
Il y’est parti à plusieurs reprises sur l’hotchkiss vert foncé de Si Hamid qui y vendait des bottes de foin ou de paille les jours de marché. Essaid El Kournaf l’accompagnait mais ne s’aventurait jamais très loin du camion car il se perdait trop facilement et c’est surtout pour ça que Si Hamid aimait l’emmener. Il ne pouvait trouver meilleur gardien pour ses bottes et son camion quand il devait faire le tour du marché pour lui tâter le pouls et y acheter quelques graines ou quelques outils de jardinage.
De retour au village, Essaid El Kournaf nous parlait de la ville, de ses maisons à étages, des marchandises qui s’y étalent, des femmes sans voile qui y déambulent et de la mer qu’il n’a jamais vue de près mais qu’il aimait bien regarder au loin, à l’aller comme au retour en sortant tout son buste de l’habitacle du camion…
Il était si subjugué par cette ville que nous avions fini par nous résigner à lui en donner le nom : Essaid Boudouaou. Et ça ne le dérangeait pas du tout, trouvant même un certain orgueil à porter pareil pseudo…
Le vieil Hotchkiss de Si Hamid n’est plus qu’une épave sous les oliviers et s’il n’a pas encore été totalement démonté par les charognards des épaves qui font commerce juteux de métal, c’est juste parce que son plateau en bois n’a pas son pareil pour la sieste des habitants du bourg où il finit ses jours.
Si Hamid est mort dans son champ, la fourche à la main et il ne subsiste de lui que le souvenir de ses succulentes réparties.
Essaid Boudouaou a vieilli. Il s’est inscrit au tirage au sort pour le pèlerinage depuis au moins 5 ans… Il a réservé le montant des frais de voyage et de séjour et chaque année perdue l’a vue ajouter un considérable pécule pour compléter le viatique qui augmentait sans cesse.
Une main heureuse a fini par tirer son nom du chapeau de paille dans lequel on effectue depuis toujours le tirage au sort. Ledit chapeau, pour l’histoire, était celui de Saad Errakay - ainsi surnommé pour s’être entendu qualifier d’un mot très proche par Catala le colon, le jour où berger, il a laissé un veau se faire écraser par un camion militaire …
Essaid Boudouaou avait beaucoup d’appréhension mais il ne pouvait tout de même pas se retirer après avoir si longuement attendu sa chance. Il n’appréhendait ni la faim, ni la soif, ni la fatigue, ces choses là, il les connaissait très bien. Ce qui lui faisait peur c’est surtout la ville et très souvent, il demanda à l’Imam si la Mecque était aussi vaste que Boudouaou et l’Imam ajoutait à sa peur en lui assurant qu’elle était trente fois plus grande. Essaid Boudouaou n’en croyait pas un mot et se disait que ce sacré Imam ne lui disait cela que par plaisanterie car il ne concevait pas qu’il puisse y avoir une ville plus tentaculaire que Boudouaou…
Et ce qui devait arriver arriva.
Essaid Boudouaou qui était parti avec Salem Erraï, trois fois titulaire du grand pèlerinage et quatre fois du petit, ne sut comment il perdit la main de son guide…
Il se retrouva à errer dans les rues de la Mecque durant un jour et une nuit.
Terrassé par la fatigue et la peur de ne plus retrouver ses compagnons de voyage, il prit un escalier ombragé et attendit qu’on le retrouvât ou qu’il y mourût.
Le Bon Dieu n’ayant pas écrit qu’il serait enterré en ces lieux, il fut fortuitement retrouvé mais après le retour de ses compagnons.
Le village ne s’attendait plus à le revoir et Salem Erraï refusa d’organiser les libations pour son retour car il s’en voulait très fort d’avoir perdu son ami…
Quand, après de difficiles pérégrinations il rentra enfin au village, on lui fit comme de bien entendu la grande fête et c’est Salem Errai qui prit sur lui l’achat d’un des moutons qui furent égorgés.
Le rescapé qui craignait qu’on le raillât pour ce qui lui était arrivé, en recevant ses convives, n’arrêtait pas de leur expliquer qu’il n’était pas aussi tête fêlée qu’ils le croyaient.
« Par Dieu disait-il à qui voulait l’entendre, par Dieu, je serais arrivé de moi-même et sans l’aide de personne à rentrer à Koudiet Loghrab, si on m’avait seulement montré comment arriver à Boudouaou ! »

FRANCOIS NE SE SUICIDERA PLUS.

Dans mon village, à la campagne, le suicide n’était pas comme aujourd’hui, une pratique courante. De mémoire de villageois on ne connaît que 4 ou 5 cas pour de nombreuses générations. Mais, comme pour éloigner ses maléfices, on le considérait comme un sujet si tabou qui n’était jamais débattu sur les dolmens qui servaient de bancs publics devant l’épicerie de la place où se rassemblait notre agora.
François n’en a jamais parlé en public. Dans un village où les niveaux de vie n’étalaient pas de trop grandes disparités, son indigence ne pouvait être motif à fatale désespérance. Et puis, la solidarité sociale qui n’a jamais eu besoin d’un Ould Abbas ou d’un Barkat faisant le papa noël et distribuant à tout va les deniers du peuple, les aliments trop proches de leur date de péremption et les médicaments génériques sans efficacité à des assistés statutaires, ce n’était pas dans nos mœurs où l’opulence autant que la misère, on ne les étalait pas ostensiblement pour en mettre plein les yeux aux autres ou pour s’en attirer les bonnes grâces. On les vivait non pas comme des maladies chroniques mais comme des crises qui pouvaient frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment et n’importe où… C’est vrai que pour certains ça durait un peu trop mais ça ne vous tuait pas son homme d’orgueil trop haut placé où de déche trop lourdement accablante…
Alors quand la vieille Keltoum vint trouver Djelloul Belgacem, son voisin, pour lui parler des pulsions suicidaires de François, ce dernier en fut vraiment surpris…
Elle lui apprit que ça lui arrivait toujours à la même période, aux environs du 25 du mois… Il venait à la maison et parlait avec une excessive volubilité de sa pénible situation, de la grive qui se raréfiait, des asperges sauvages et poireaux des vignes qui se vendaient difficilement sur le bord de la route nationale et de Said Ruisseau le cafetier qui trouvait que le crédit qu’il lui consentait pour ses parties de Dominos commençait à se faire trop lourd… Il marquait de longues pauses et le regard au plafond, il faisait le prostré puis, dans un état second, il accrochait une corde à la poutre principale de la chambre, en faisait un nœud coulant et montait sur le tabouret branlant… C’est vrai qu’il n’y passait jamais la tête car le tabouret était trop instable et risquait de tomber avant qu’on le bousculât …
Mais l’intention de François était si évidente et sa décision si fermement arrêtée que la vieille Keltoum se résignait toujours à partager avec lui sa petite pension qu’elle touchait le 25 du mois…
François empochait d’un air détaché les billets que lui tendait sa mère, déliait la corde, remettait le tabouret dans son coin et s’en allait non sans avoir embrassé la tête de sa maman qui savait à chaque fois intervenir au bon moment pour l’empêcher d’accomplir son acte fatal…
Quand elle eut fini de lui raconter son histoire, Djelloul fut très fâché contre Keltoum. Il fulminait et la noyait de postillons pour sa naïveté…
« La prochaine fois, lui dit-il, quand il montera sur le tabouret et menacera de le faire basculer, au lieu d’ouvrir ton portefeuille, ouvre plutôt la porte de la maison et appelle-moi, je lui ferai voir à ton vaurien de fils comment on aide les gens à mettre fin à leurs jours… »
Le 25 du mois, François refit à sa mère les scènes successives qui devaient le mener vers sa potence improvisée… Elle le laissa faire et quand il posa un pied sur l’escalier, tenant la corde au dessus de sa tête, il la vit se diriger à petits pas pressés vers la porte, mettre sa menue main en entonnoir devant sa bouche et appeler de sa voix fluette : « Djelloul !... ya Djelloul !... »
D’un geste rageur, François retira la corde et descendit son pied du tabouret en pestant : « Fakounna el Arab ! »
Depuis ce jour il ne fit plus jamais de chantage au suicide à sa vieille mère…

LE PANTALON DE VELOURS ROUGE

Dans mon village, à la campagne, nous ne sommes pas très « style »… nous nous habillons comme nous pouvons car nous considérons l’habit avant tout comme protecteur de notre intimité et contre les morsures du soleil ou du froid.
Et c’est généralement de chez Moha, le fripier du marché, que nous achetions nos habits sans trop nous intéresser aux marques et aux couleurs, pourvu que ces habits soient à bon prix et qu’ils nous semblassent résistants…
François le poseur de pièges qui revint de France au début des années 70 (de mauvaises langues disent qu’il en fut expulsé) et qui vivait dans une grande indigence car il n’avait que la maigre pension de sa vieille mère pour ressource, avait acheté de chez Moha un pantalon de velours rouge qu’il portait tout au long de l’année…
Un jour, on lui ramena une convocation de l’armée… c’était un ordre d’appel. Il devait rejoindre une caserne du côté de Blida.
Sachant que dans tous les cas, la caserne ne pouvait être pire que la déche dans laquelle il vivait, il ne sembla nullement affecté à la perspective de sa conscription même il appréhendait l’instruction qu’on disait très sévère.
Ce soir là nous veillâmes avec lui jusqu’à une heure tardive.
François allait nous manquer avec ses histoires de grives durant deux longues années… oh ! nous aurons vite fait de lui trouver un autre villageois dont nous cultiverons l’originalité jusqu’à la caricature pour meubler notre temps mais c’était tout de même triste de ne plus entendre son français ponctuer nos discussions en arabe dialectal…
Avant de nous quitter il remit son chapelet de pièges à ressorts à Omar Double-Six qui lui promit qu’il allait en faire bon usage et qu’il les retrouverait intactes à son retour, nous lui fîmes une petite quête même si nous savions qu’il allait voyager à l’œil avec son ordre d’appel puis nous prîmes congé de notre lui.
Au petit matin, en pantalon de velours rouge et en chemise et veston sans couleurs, François prit le chemin de traverse pour rejoindre la gare d’où le train le mena vers Blida…
Le village réussit bien sûr à vivre sans François mais c’était comme un plat de cherchem (1) à qui il manquait les baies de lentisques… Il y’avait dans les longues veillées sur la terre battue, sous les peupliers de la place, comme son une ombre qui planait…
Cinq jours plus tard, les usagers du café de l’Avenir qui écoutaient distraitement Said Ruisseau raconter ses vieilles tribulations du temps où il était cafetier à Alger virent passer dans le soleil de 11 heures un pantalon rouge derrière l’abreuvoir municipal…
Said Hamoud se leva en faisant tomber sa chaise métallique dans un grand fracas et le bras tendu, il cria : « houa ! Wallah ghi houa ! »(2)
C’était en effet François qui passait de son pas pressé… On le vit entrer chez Boualem El Kridi, l’épicier de l’angle de la place…
Il en ressortit vite et on ne vit dans ses mains ni sachet noir, ni bouteille de limonade… C’était intrigant !...
Pourquoi François était-il revenu et pourquoi était-il rentré et sorti aussi vite de chez Boualem El Kridi ?
On était certains qu’avant la prière du D’hor tout le village saurait de quoi il retournait mais allez donc faire attendre la curiosité villageoise durant trois heures !
On dépêcha Said Hamoud chez Boualem El Kridi pour savoir pourquoi François était revenu mais l’épicier, les sourcils en accent circonflexe ajouta plus de mystère à la chose en avouant avoir reçu un François totalement méconnaissable qui avait juste demandé une petite boite de « nyla »(3) sans faire preuve de sa volubilité habituelle… Il avait, dit Boualem El Kridi, un visage soucieux qu’on ne lui connaît pas… il a peut-être déserté conclut-il en chuchotant assez fort aux oreilles de Said Hamoud pour se faire entendre par le garde-champêtre qui discutait sur le perron de l’épicerie avec El Hachemi, le directeur du comité de gestion…
Said Hamoud revint bredouille au Café de l’Avenir où les spéculations allaient bon train.
Moins d’une heure plus tard, on vit venir François… Il s’attabla au café et à la question : « Comment ça va le serbice minitaire ? » que lui lança Kader El Fartas, il répondit : « libéré après 5 jours… apte non incorporable ! »…
Said Hamoud qui n’avait rien compris, la chaise collée au fesses se rapprocha pour mieux entendre…
Devant la joie manifeste de tout le monde à l’annonce de la libération de François, il se mit lui aussi à rire de bon cœur et s’envoya goulument la bouteille de Ben Haroun payée par Kaddour pour fêter l’événement…
Et c’est alors qu’on remarqua que François portait un pantalon de velours d’un bleu agressif…
Voyant ses amis regarder alternativement son pantalon et ses yeux avec un étonnement manifeste, François s’expliqua :
« Sur cent cinquante kilomètres aller et cent cinquante retour, j’ai vu des milliers de personnes… Wallah aucun d’entre eux ne portait un pantalon rouge… Wallah que j’avais l’impression d’être nu… je suis allé voir Boualem El Kridi et j’ai acheté sa dernière boite de teinte bleue et j’ai repeint mon pantalon…’ et tout en parlant, il retroussait les jambes du pantalon sur ses maigres mollets où le tissu encore humide faute de temps pour sécher avait imprimé de grandes plaques bleues…

1- Plat traditionnel fait en grains de blé dur cuits à l’eau, fortement épicé et aromatisé parfois aux baies de lentisque
2- « Lui ! Par Dieu, c’est lui ! »
3- Nyla : teinture bleue utilisée pour teindre la laine.

L’INDENIABLE SIGNATURE DU VILLAGEOIS

Dans mon village à la campagne, on se souvient encore des tribulations de François…
Il est descendu à Brachma… c’est ainsi qu’on appelle l’embranchement sur la route nationale, comme on appelle « El Fasma » , le défoncement qui creuse la montagne, tout en haut, en un grand U, pour permettre à la route de se frayer un chemin vers l’au-delà… de la montagne s’entend, même si juste en contrebas se situe le tripot de Chaabet Lakhera (la rivière du jugement dernier) mais là n’est pas notre propos…
Il est monté par Moukdya pour rejoindre le village en ligne droite… préférant cette pente presque à 90* à la route départementale ou au chemin vicinal qui serpentent un peu trop pour éviter des escarpements pénibles aux ânes ou impossibles aux voitures.
Arrivé au dernier palier, on le vit prendre du repos sous un olivier et se repaître de fèves vertes du champ de Tahar N’Amar.
Les détails de son arrivée recoupés de plusieurs témoignages sont connus de tous les villageois et c’est par pudeur seulement qu’on oublie de citer l’arbre sur le tronc duquel il s’est soulagé de ses excès vésicaux…
C’en est ainsi au village. Rien n’échappe à notre vigilance et François ne pouvait y rentrer sans attirer notre curiosité, surtout avec sa chevelure de feu.
Il était parti aux lendemains de l’indépendance avec son oncle supplétif de l’armée française. On ne sait pas si c’est la justice hexagonale qui l’expulsa pour quelque délit majeur ou son oncle qui le chassa pour des frasques récurrentes, toujours est-il que François revint au village en ne sachant pas un traître mot d’arabe dialectal et avec des airs de vrai français.
La précarité dans laquelle vivaient ses parents allait très vite l’inciter à se prendre en charge autrement qu’en volant car il n’y’avait rien à voler au village et si en France il avait la chance d’échapper à ses victimes, chez nous ce n’était pas, mais vraiment pas le cas…
Il se mit alors à rechercher des expédients et trouva le moyen de ne pas se faire trop voir en posant des pièges aux grives et aux étourneaux afin de les vendre au marché de Brachma à un vieux monsieur en béret et 2CV qui approvisionnait les bars des villes de l’autre côté de la montagne.
Il réussissait tant bien que mal à se faire l’argent de poche qui lui permettait de se payer du pain, de la limonade et des cigarettes…
Un jour, on le vit venir au village de son pas pressé… il n’était manifestement pas dans son assiette et gesticulait très fort en marchant…
Nous étions attablés au café de l’Avenir où Said Ruisseau le cafetier nous racontait pour la millième fois ses frasques de jeunesse à Alger auxquelles il ajoutait immanquablement un détail qu’il avait certainement oublié la dernière fois…
Après le « bonjour » d’usage, en français, comme de bien entendu, auquel Said Ruisseau répondit par procuration pour tout le monde par un « Bonjour ou Rahmatou Allah », on vit à sa fébrilité que François avait quelque chose d’important à dire…
Pour lui enlever sa gène, c’est Kader El Fartass le clandestin qui lui lança : « Alors Frassois… ti pas la bas avec les mergou (1) ?
Et François éclata…
« C’est un pays ça ! Hein !... cinq pièges volés !... je les ai posés au crépuscule d’hier à Zbabedj El Metrouk et ce matin, pour les relever qu’est ce je trouve hein ?... Rien ! Envolés les pièges ! et les mergou avec !... »
Kader El Fartass se voulant rassérénant : « si poussible un chacal Frassois… Balek il trouve le piège attrapi le mergou et il fi un casse-croute avec, qui sait ?...
Et François hors de lui…
« il a laissé sa signature votre chacal… moi je connais les crottes de Si M’Hamed (2) et je sais les distinguer de la m… des villageois… non seulement Ils m’ont pris les pièges et les grives mais ils ont piétiné les « marsa » (3) et sur l’une d’elles ils m’ont laissé un gros étron encore fumant et crois-moi, ce n’est pas du tout des crottes de chacal car c’est de loin plus puant ! »…




1- La grive porte le nom de « mergou » chez nous.
2- Si M’hamed : nom familier du chacal
3- Marsa : plan incliné sur lequel on pose le piège à ressort.

LA MAIN GAUCHE DE MOH ERRABAH

Dans mon village à la campagne, il y’avait des gens qui ne pouvaient concevoir le repos que comme un gaspillage de temps, d’argent et d’énergie.
Moh Errabah était l’un d’eux.
Déjà, tout enfant, il accompagnait son père jusqu’à la mer distante de 40 km par chemins de traverse, pour aider les pêcheurs à décharger le produit de leur pêche, moyennant quelques francs juste suffisants pour s’acheter le pain à manger durant la journée…
Il partait très tôt, trottinant derrière son père, qui accomplissait la prière de l’aube presque à l’arrivée au port de pêche.
Il a grandi dans le travail, par le travail et pour le travail, ne rechignant jamais à troquer la truelle contre la fourche pour échanger celle-ci contre le marteau…
Il avait appris à tout faire tout seul. Soigner sa vache, crépir ses murs ou réparer son démarreur, biner le jardin ou scier son bois, sortir ses vaches ou soigner ses piments…
Un jour qu’il surélevait un muret autour de chez lui à l’aide de sa vielle compagne qui lui tendait les briques, alors qu’il était à la 5e marche d’une échelle, il se déséquilibra et tomba…
Il réussit à amortir sa chute du plat de la main droite et, avec le bruit de l’échelle et de la truelle qui étaient tombées elles aussi, il ne perçut pas un autre craquement…
Il se releva, sa femme remit en place l’échelle et il y remonta sans grand efforts en usant de sa main gauche car il sentait la droite un peu douloureuse.
Le buste arrivé à hauteur du muret, il tendit la main pour prendre la truelle que lui tendait sa femme. Il ne put refermer ses doigts sur le manche… Il s’en étonna beaucoup plus qu’il ne s’en inquiéta…
Il comprit, désemparé que sa main était cassée à hauteur du carpe…
Il grommela un juron contre Ibliss et le mauvais sort qu’il lui faisait subir puis descendit, et la main gauche tenant la droite comme un enfant assisté supporterait un papa malade et dont il craindrait la perte du soutien, il alla se faire examiner puis plâtrer à l’hôpital de la ville. Il exigea de ses enfants qu’ils n’informassent personne car il savait qu’au village peu de marques de compassion étaient sincères, que certains villageois allaient trouver curieux et se apprécier sournoisement le spectacle de « lion boiteux » qu’il offrait, et surtout aussi parce qu’il ne pouvait admettre qu’on puisse penser qu’il pourrait, lui, Moh Errabah, avec sa force et sa dextérité, tomber « comme un sac »…
Il refusa l’hospitalisation et revint chez lui…
Le soir-même il se remit à la tâche… Devant le difficile exercice qu’il contraignait sa main gauche à faire toute seule, il eut pour Si Tahar, le seul intime qu’il consentait à accepter de voir dans son état et qui, du bas de l’échelle l’implorait de maudire Ibliss et de descendre car il n’avait plus que la main gauche pour soutien, il eut ces mots :
« Elle apprendra à travailler, bla Djedd’ha !... elle a toujours compté sur sa sœur, aujourd’hui c’est son tour de la prendre en charge ! »
Et il continua à monter son muret…