Dans mon village à la campagne, ce sont toujours les mêmes villageois qui s’occupent des votes… De mémoire de scrutin, on eut toujours les mêmes présidents, les mêmes secrétaires et les mêmes assesseurs. Le multipartisme ne changea rien à la donne ; tout au plus introduisit-il une faune de superviseurs que les partis payaient pour veiller à la régularité des opérations mais qui faisaient seulement semblant de surveiller juste pour mériter le généreux pécule qui leur était offert…
Du temps du parti unique, les superviseurs venaient de l’administration et de la fédération et leur rôle consistait plutôt à canaliser les électeurs vers le but attendu des scrutins…
En ces temps là, le vote se passait toujours, on ne sait par quel miracle, par une journée ensoleillée et dans le calme et la discipline, un peu comme une sympathique kermesse d’école et la mobilisation des gardes-champêtres et des gendarmes ne conférait même pas à l’événement la solennité que les médias voulaient bien lui donner.
Des officiels encostumés, encravatés et portant des cartables en cuir venaient contrôler le bon déroulement des opérations en n’oubliant pas de passer une main paternaliste sur la tête de l’assesseur le plus proche et de faire une pointe d’humour qui faisait rire superviseurs et votants par politesse pour le digne responsable qui trouvait plaisir à nous faire rire.
Les résultats des scrutins étaient connus d’avance et on n’attendait leur lecture à la télé par Medjhouda que pour le score exact qui ne descendait jamais en deçà de 90%.
Au village, le vote se passait à l’école primaire et le bureau principal était toujours présidé par Ammi Salem Elgourchala, inamovible président de cellule du Parti…
Turban immaculé, gilet bleu et saroual blanc, souliers vernis et air sérieux, Ammi Salem qui devenait pour une journée un grand chef que respectaient gendarmes, chef de Daira, wali et parfois même l’équipe de la télévision devenait un autre homme, lui d’habitude si effacé et qui, habituellement, ne sortait de sa réserve qu’à l’occasion de la récolte des cotisations.
On le voyait alors tenant ostensiblement son cahier Le Rolangraphe de 96 pages, faire sa tournée des cafés pour réprimander les militants trop peu soucieux de régularité de leurs devoirs envers le parti… « au domino tu peux payer mais l’argent du peuple, tu l’oublies » disait-il régulièrement à Said Hamoud qui ne quittait le parvis de la mairie où il officiait comme planton que pour rejoindre sa table au café…
Nous sommes dans les années 80 et un référendum est organisé pour un de ces amendements constitutionnels que nous n’arrêtons pas d’adopter, jusqu’à aujourd’hui, pour cadrer la Loi fondamentale du pays avec nos pulsions politiques faute de cadrer ces pulsions avec la constitution existante.
Et quand on organise un référendum constitutionnel, la moindre des choses c’est de mettre le parti à contribution pour le faire passer avec le meilleur score possible.
Comme de bien entendu, l’honneur de la présidence du bureau de vote revient à Ammi Salem El Gourchala et ce dernier a pris le bureau du maitre, bien posé sur l’estrade pour mieux dominer la situation, laissant secrétaire et assesseurs officier au plancher, sur des tables d’écoliers…
Les électeurs passent devant les assesseurs qui parcourent les listes électorales et mettent une petite croix face au nom du votant en le faisant signer… l’électeur passe ensuite devant le bureau de Ammi Salem pour prendre les deux bulletins, l’un blanc pour le Oui et l’autre bleu pour le non…
Les deux piles sont posées devant Ammi Salem qui, le visage fermé, veille au grain.
Pour bien orienter les électeurs, Ammi Salem, malgré l’interdiction de faire rentrer des armes blanches au bureau de vote, a la main droite fermée sur le pommeau de sa canne, la main gauche dissuasivement posée sur les bulletins bleus…
Les citoyens défilent devant son regard inquisiteur et personne n’ose lui demander de retirer sa main de la pile de bulletins bleus qui reste en l’état alors que celle des bulletins blancs est déjà entamée aux deux tiers bien avant midi…
Mais même en ces temps de l’unicité en tout, il y’avait des gredins de contre-révolutionnaires qui sabotaient perfidement les référendums…
A la nuit tombée, après un petit conciliabule, le président autorisa les assesseurs à voter à la place de tous ceux qui n’avaient pas daigné le faire… Ammi Salem n’allait pas remettre un « procès barbare » avec 75% de votants, lui qui a toujours réussi des scores sans appel de 100 % !...
Mais, au dépouillement, Ammi Salem eut, malgré sa canne et sa main posée sur les bulletins bleus, la surprise de sa vie : une dizaine de gredins de contre-révolutionnaires avaient quand même voté Non…
Quand il fallut signer le PV dressé par le secrétaire, Ammi Salem se refusa à entériner cette grave atteinte à son engagement militant…
« Par Dieu dit-il à la foule qui était venue assister au dépouillement faute d’avoir autre chose à faire, Par Dieu, j’ai raté mes deux prières du jour pour mieux les avoir à l’ œil et aucun de « mes » votants n’ a pris le moindre bleu… Par Dieu c’est d’un autre bureau que ces bleus ont été offerts pour être introduits perfidement dans l’urne par des saboteurs qui ont bien profité du secret de l’isoloir ! »
Aux villageois qui lui reprochèrent son manque de vigilance, Ammi Salem El Gourchala jura qu’au prochain scrutin il demandera au Sous-préfet d’enlever les isoloirs !...