samedi 19 novembre 2011

FRANCOIS NE SE SUICIDERA PLUS.

Dans mon village, à la campagne, le suicide n’était pas comme aujourd’hui, une pratique courante. De mémoire de villageois on ne connaît que 4 ou 5 cas pour de nombreuses générations. Mais, comme pour éloigner ses maléfices, on le considérait comme un sujet si tabou qui n’était jamais débattu sur les dolmens qui servaient de bancs publics devant l’épicerie de la place où se rassemblait notre agora.
François n’en a jamais parlé en public. Dans un village où les niveaux de vie n’étalaient pas de trop grandes disparités, son indigence ne pouvait être motif à fatale désespérance. Et puis, la solidarité sociale qui n’a jamais eu besoin d’un Ould Abbas ou d’un Barkat faisant le papa noël et distribuant à tout va les deniers du peuple, les aliments trop proches de leur date de péremption et les médicaments génériques sans efficacité à des assistés statutaires, ce n’était pas dans nos mœurs où l’opulence autant que la misère, on ne les étalait pas ostensiblement pour en mettre plein les yeux aux autres ou pour s’en attirer les bonnes grâces. On les vivait non pas comme des maladies chroniques mais comme des crises qui pouvaient frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment et n’importe où… C’est vrai que pour certains ça durait un peu trop mais ça ne vous tuait pas son homme d’orgueil trop haut placé où de déche trop lourdement accablante…
Alors quand la vieille Keltoum vint trouver Djelloul Belgacem, son voisin, pour lui parler des pulsions suicidaires de François, ce dernier en fut vraiment surpris…
Elle lui apprit que ça lui arrivait toujours à la même période, aux environs du 25 du mois… Il venait à la maison et parlait avec une excessive volubilité de sa pénible situation, de la grive qui se raréfiait, des asperges sauvages et poireaux des vignes qui se vendaient difficilement sur le bord de la route nationale et de Said Ruisseau le cafetier qui trouvait que le crédit qu’il lui consentait pour ses parties de Dominos commençait à se faire trop lourd… Il marquait de longues pauses et le regard au plafond, il faisait le prostré puis, dans un état second, il accrochait une corde à la poutre principale de la chambre, en faisait un nœud coulant et montait sur le tabouret branlant… C’est vrai qu’il n’y passait jamais la tête car le tabouret était trop instable et risquait de tomber avant qu’on le bousculât …
Mais l’intention de François était si évidente et sa décision si fermement arrêtée que la vieille Keltoum se résignait toujours à partager avec lui sa petite pension qu’elle touchait le 25 du mois…
François empochait d’un air détaché les billets que lui tendait sa mère, déliait la corde, remettait le tabouret dans son coin et s’en allait non sans avoir embrassé la tête de sa maman qui savait à chaque fois intervenir au bon moment pour l’empêcher d’accomplir son acte fatal…
Quand elle eut fini de lui raconter son histoire, Djelloul fut très fâché contre Keltoum. Il fulminait et la noyait de postillons pour sa naïveté…
« La prochaine fois, lui dit-il, quand il montera sur le tabouret et menacera de le faire basculer, au lieu d’ouvrir ton portefeuille, ouvre plutôt la porte de la maison et appelle-moi, je lui ferai voir à ton vaurien de fils comment on aide les gens à mettre fin à leurs jours… »
Le 25 du mois, François refit à sa mère les scènes successives qui devaient le mener vers sa potence improvisée… Elle le laissa faire et quand il posa un pied sur l’escalier, tenant la corde au dessus de sa tête, il la vit se diriger à petits pas pressés vers la porte, mettre sa menue main en entonnoir devant sa bouche et appeler de sa voix fluette : « Djelloul !... ya Djelloul !... »
D’un geste rageur, François retira la corde et descendit son pied du tabouret en pestant : « Fakounna el Arab ! »
Depuis ce jour il ne fit plus jamais de chantage au suicide à sa vieille mère…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire