mardi 1 novembre 2011

GABARDINE ET LES SANGLIERS

Dans mon village à la campagne il fut un temps où il était malvenu de vendre fèves, oignons verts, petit lait, figues etc…

Les jardins et les vergers étaient totalement ouverts aux gens de passage à charge pour eux de ne pas être munis de couffins…

Le paysan s’interdisait d’interdire aux gens de manger à leur faim s’ils savaient cueillir les fruits sans casser les branches et les légumes sans piétiner les plates bandes.

Puis un jour nous connûmes l’économie de marché…

Le paysan se débrouilla alors les matériaux les plus hétéroclites pour dresser des palissades dissuasives autour de ses propriétés.

Cette défense incita les chapardeurs à faire preuve de plus de témérité et d’ingéniosité et nos paysans durent subir non seulement les razzias sur leurs cultures mais aussi les vols de leurs motopompes, de leur bétail et des organes de leurs tracteurs…

Et comme si cela ne suffisait pas, une autre force de la nature intervint pour réduire les efforts des paysans à néant : le sanglier.

Les discussions de nos paysans se concentrèrent alors sur ce sujet. La gendarmerie enregistra bien des plaintes et il y’eut entre jardiniers riverains beaucoup de suspicions et de sournoiseries…

Le verger de Hamouda Gabardine était le seul en ces temps là à n’avoir qu’une maigre clôture en jujubier que les voleurs pouvaient enjamber et que les sangliers traversaient sans avoir à s’y frayer un passage.

Et c’est ce qui causa bien des problèmes à Hamouda Gabardine qui fut même soupçonné de sympathie pour ne pas dire de complicité avec les chapardeurs et plus grave, d’avoir placé quelques talismans sur ses arbres pour qu’ils soient boudés par les sangliers alors qu’ils étaient si accessibles…

On tint sur ce sujet beaucoup de conciliabules à l’abri des haies…

Et il fut entendu en catimini que son verger soit tenu à l’œil pour voir ce qui pousse chapardeurs et sangliers à y transiter sans y sévir…

La tâche fut confiée à Ammar Bougrina qui connaissait bien les sangliers pour avoir participé à bien des battues du temps de Teissier, Lacomb et Catala et les chapardeurs pour avoir été un des leurs dans sa jeunesse…

Muni de son fusil, Ammar Bengrina se faufila de nuit dans son verger, mitoyen de celui de Hamouda Gabardine. Il s’installa sur le tronc d’un figuier et l’oreille aux aguets, l’œil alerte, il attendit…

Au cœur de la nuit il vit venir le chef de la meute… Il avait figure humaine. Ce que Ammar Bengrina remarqua c’était ses bras… D’énormes bras avec de très grands et très drus poils blancs… La grosse bête humaine s’était postée au pied de l’arbre mais son gigantisme lui mettait la tête à hauteur du tronc… Il parlait l’arabe dialectal comme n’importe quel villageois…

C’est aux aux premières lueurs de l’aube que la fraicheur réveilla Ammar Bengrina…

Il rentra chez lui avec une nouvelle ride sur le front et des sourcils plus froncés que d’habitude…

Quand les paysans vinrent aux nouvelles, Ammar Bengrina leur raconta sa rencontre avec le chef des sangliers…

« Il m’a demandé ce que je faisais sur l’arbre, j’ai répondu que j’avais bien le droit de protéger mes récoltes…

« Il m’a dit que lui et les siens avaient aussi le droit de vivre… Dieu ne les ayant pas dotés de mains, il ne pouvait que recourir à ce que donnaient celles des autres…

« Et quand je lui ai demandé pourquoi ce sont les mêmes qu’ils visitaient et surtout la même personne qu’ils épargnaient, il répondit :

« Nous n’avons jamais mangé vos rations… celles que nous prenons nous revient de droit car c’est la part de Dieu… et si j’évite les arbres de Gabardine, c’est parce que Gabardine ne conserve jamais pour lui-même la part de Dieu… »

Les paysans tous réputés pieux pour leur assiduité à la mosquée, se jurèrent de ne pas ébruiter le message accablant que Bengrina avait reçu en rêve, et de ne plus conserver la part de Dieu dans leurs jardins …

En dépit du serment collectif, le lendemain, tout le village connaissait le sermon nocturne que reçut Ammar Bengrina sur son figuier car si les paysans sont devenus avares de bienfaits, ils ont conservé toute leur générosité quand il s’agit des mots.

On retourna pour un temps, à la générosité d’avant l’économie de marché, et chapardeurs et sangliers allèrent sévir ailleurs…

Pour un temps seulement car les leçons comme les principes, quelle que soit la pertinence des premières et la justesse des seconds, finissent toujours par s’oublier…

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