Dans mon village à la campagne on ne collectionne rien. La passion des timbres, de la monnaie ou des boites d’allumettes n’a jamais effleuré la tête d’un villageois car nos passions à nous sont bien plus réalistes et surtout bien plus vitales et seuls Boualem Caramba et quelques cruciverbistes qu’on peut compter sur les doigts de la main de ammi Said Kohil(1) connaissent le sens des mots : philatéliste, numismate et autres termes difficiles à retenir et qui désignent ceux qui trouvent un curieux plaisir à amasser des choses usées et sans valeur immédiate…
Mais si on ne veut pas s’embarrasser de ces objets qu’il faut récolter, trier, référencier, protéger etc… il en est parmi nous qui collectionnent des trucs, c’est vrai, mais dans leur tête !...
La mémoire étant soucieuse elle-même d’opérer les tris et de mettre à la disposition de la langue tout ce qu’elle engrange, sur simple stimulation cervicale, on se plait à y mettre plein d’informations utiles comme le fait Salem Kopa qui y stocke toutes les références des roulements à bille, à aiguilles, à cônes etc au point où il est devenu un ordinateur ambulant que consultent tous les propriétaires de véhicules avant d’opérer leurs achats…
-Salem !... aatini enomro ntaa roulma avant R4…
- 6206…
Clair, rapide, précis, Salem ne se trompait jamais. Sa réputation avait atteint une telle notoriété qu’il fut appelé par l’Usine d’en haut à y faire le magasinier…
Il y’avait aussi d’autres collectionneurs : Naamani qui connaissait par cœur le répertoire de Belkhayati et qui croyait pouvoir imiter son idole alors qu’il avait une voix de grenouille avec plein de billes qui s’entrechoquaient dans ses cordes vocales… Moussa El Goumri qui connaissait par cœur les dates des rencontres jouées par l’équipe de football locale, les adversaires, les scores et les buteurs… de notre équipe s’entend… mais pour cette dernière information, il n’avait pas besoin d’avoir un ordinateur à la place du cerveau car en une dizaine d’années nous ne marquâmes qu’une petite cinquantaine de buts entre ceux qui furent acceptés et ceux qui furent refusés par les arbitres qui se laissaient toujours acheter par nos adversaires… On dit que Moussa El Goumri connaissait par cœur aussi les titulaires des cartons rouges mais personne ne put lui en arracher la liste…
Mais le plus curieux de tous les collectionneurs c’était Brahim El Brag le chauffeur de la benne à ordure de la commune. Lui, il aurait dû être inscrit au Guiness si les responsables politiques et culturels de notre pays avaient un minimum d’égards pour notre village et ses génies.
El Brag, on l’avait surnommé ainsi pour la vitesse avec laquelle il conduisait le camion bleu qui évacuait nos détritus vers la décharge municipale de Oued Djelada. Ces detritus se lessivaient par la pluie pour nous revenir dans l’eau du robinet car ladite décharge se situait en amont de la nappe qui nous alimentait et dont le filtre sableux a été réduit à sa plus simple expression par les pilleurs officiels qui réalisent l’autoroute et les officieux qui construisent leurs maisons… El Brag ne collectionnait pas les bouteilles d’eau minérale vides; pourtant, malgré la similitude du contenant et du contenu, elles différaient quand même par l’étiquette… El Brag aurait pu en constituer une belle collection avec ce qu’il évacuait chaque jour vers la décharge et que le vent parsemait sur les champs d’alentours tout au long du trajet.
Non… El Brag collectionnait… les numéros d’immatriculation des véhicules !
Il connaissait bien sûr ceux des véhicules du maire, du sous-préfet et du wali mais aussi ceux des carosses de tous les ministres qui ont eu l’idée de faire une « visite d'inspection et de travail » chez nous… oh ils ne sont pas très nombreux parce que chez nous ils n’ont rien à visiter car on n’a lancé que des projets de peu d’envergure que le wali suffit à inaugurer… Il se vantait particulièrement de connaître le numéro en 6 chiffres de la DS 19 sur laquelle Boumediène était venu au village et avait même enregistré celui de la voiture que conduisait Roy Thinnès quand il envahissait les écrans de la télévision.
Un jour qu’ils étaient attablés devant le café de l’Avenir pour siroter un thé à la menthe, les joyeux drilles de l’inamovible quatuor du domino : Moh N’Ali, Kader El Fartass, Ahmed El Guendoul et Moh Tanghouda virent s’arrêter avec un grand crissement de freins le camion d’El Brag… celui-ci en descendit et interpella de loin Said Ruisseau : « Aya ammi Said, kahoua bien serrée fissa ! »
Kader El Fertass qui ne gagnait jamais ses paris, pensa que l’occasion était propice d’en gagner le premier.
Il baissa la tête et ses trois compères en firent de même ; il pointa du doigt une photo en couleurs publiée en page centrale d’un journal et il se tint sur la table un petit conciliabule…
Kader El Fertass appela El Brag, en français, si ça peut se dire : « ton café il est payé si tu donné la matrécule de l’auto du roi qui marié la semaine prouchaine !». Tout le monde comprenait qu’en fait de roi c’était du prince William dont parlait El Fartass et que la semaine prochaine c’était en fait la semaine dernière.
Brahim El Brag répondit du tac au tac et sans lever la tête du comptoir : EBY-776-J.
Les quatre compères joignirent leurs têtes et suivirent le mouvement de l’index de Kader El Fartas qui parcourait la plaque d’immatriculation bien visible sur la photo du journal…
Brahim El Brag termina son café et sortit sans payer laissant Kader El Fartass se trémousser pour retirer la monnaie de la poche de son Jean trop serré, sous les rires gras de ses compères…
1- Kohil ne possède plus que 3 doigts depuis que son annulaire et son auriculaire ont accompagné une branche de mûrier qu'il taillait...
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