Dans mon village à la campagne, les villageois commercent en paysans...
Ils n'innovent pas, ne font preuve d'aucune initiative et d'aucune audace; ce ne sont pas eux qui vont à la rencontre des opportunités, ce sont les opportunités qui doivent venir à eux.
Ils rechignent à se triturer les neurones pour rechercher des créneaux porteurs... ils choisissent le créneau du voisin parce qu'en le regardant commercer, ils font de leurs yeux des calculettes. Et à force de se faire une fixation sur ce qu'il gagne, ils oublient qu'un chiffre d'affaires n'est pas un bénéfice.
Et c'est ainsi que vous trouvez tous les villages "spécialisés" dans la revente, qui de la robe kabyle, qui de la pièce de rechange, qui du tapis, qui de la poterie alors qu'on n'y rencontre pas trace de production de ces articles chez leurs habitants.
Il suffit qu'une activité soit investie pour qu'elle devienne celle de tout le monde. Ainsi, chez nous, nous avons su nous accommoder de l'absence de boulangerie depuis que le village s'est fondé sur les genêts et les lentisques de Dra Lebghal; mais quand Amar Lakehal a décidé d'ouvrir sa boulangerie, il fut immédiatement suivi par Ali El Ghardaoui puis par Tahar Oumouh et aujourd'hui nous possédons trois boulangeries à nous tous seuls ! ... mais beaucoup de détaillants de pain du village, pour ne pas enrichir leurs voisins boulangers, vont s'approvisionner des villes de derrière les montagnes.
Pour bien commercer au village, il faut venir d'ailleurs...
C'est la seule condition pour pouvoir vendre à tout le monde car les villageois sont très susceptibles... quand quelqu'un en veut au cousin du voisin de votre coiffeur, il se venge sur vous en boudant votre commerce et si vous avez le malheur de passer à ses côtés sans le saluer (même si vous ne l'avez pas vu) c'est assurément un client que vous perdez.
Jusqu'au milieu des années 80, il y'avait deux épiceries au village: Amar El Fiat et Said El-404. Placées l'une en face de l'autre ; les deux commerces permettaient à leurs servants de savoir qui est le client de qui et de pratiquer la rétorsion contre le client de l'autre en usant de rétention...
Mais il y'avait un grand professionnalisme chez ces deux épiciers... Leurs échoppes contenaient tout ce qui servait le villageois, du fromage, des pesticides, de la limonade, des souliers, des bonbons, du pétrole brut, des fermetures éclairs, des piles, du fil électrique, des aiguilles à coudre et même une grosse bobine de raphia... c'était au temps où les contrôleurs des prix n'avaient pas encore inventé cette idée saugrenue de séparation des denrées selon leur nature.
Le village ayant commencé à lancer ses tentacules tous azimuts, on constata un afflux d'étrangers aux dents longues. Aujourd'hui ils sont une bonne douzaine d'épiciers à se partager bon gré mal gré une clientèle qui ne consomme devant le monde que les produits de première nécessité et qui va s'acheter d'ailleurs toute denrée inhabituelle ou de luxe car les premiers à divulguer ses secrets sont ces mêmes vendeurs. Cette discussion est une ritournelle qui n'arrête pas de revenir:
-"je ne sais ce qui s'est passé chez flen
- pourquoi dis-tu ça...
-ben... c'est sa fille qui a acheté pour 2 bidons d'huile, 4 kg de sucre et 2 boites de café d'un seul coup..."
D'ailleurs, devant les épiceries, on trouve infailliblement des sortes de dolmens qui servent de bancs à des groupes de messieurs qui se rassemblent soi-disant pour discuter de la pluie et du beau temps mais en fait pour surveiller les autres villageois qui viennent y faire leurs emplettes et jauger la grandeur du panier et son poids.
Leur rôle est aussi préventif; ce sont eux qui avertissent l'épicier au cas où un contrôleur s'aviserait à venir lui demander des comptes... "ass rouhek h'am djaou !..." (Prends garde, ils arrivent !)... lui crient-ils en faisant mine de rien quand ils voient venir une voiture inhabituelle et en descendre tout homme portant cartable en cuir.
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