Dans mon village à la campagne, nous avons failli vivre une véritable tragédie…
Tout le monde connaît la cave vinicole… la plus importante bâtisse construite chez nous par les colons pour y traiter les raisins de nos coteaux… On y faisait dit-on, du très bon vin qui avait son appellation d’origine. Les vignes ont été comme de bien entendu arrachées, les terres ont connu bien des propriétaires pour finir par être à moitié envahies par le béton et à moitié livrées à la jachère… La cave, elle, a été transformée en grange où les paysans de l’ancien comité de gestion stockent les bottes de paille et de foin en attendant de les vendre quand leur prix montera…
La cave est devenue un objet de sensations fortes depuis hier matin… On voit des gens tout autour à regarder vers son très haut toit en tuiles avec sur leurs têtes de très gros points d’interrogation…
C’est que depuis l’aube d’hier on n’arrête pas d’entendre des vagissements de nourrissons sortant de dessus les bottes de foin et de paille et fusant littéralement du toit et on ne sait plus comment expliquer ce phénomène… Ne pouvant le mettre sur le compte d’une divine naissance, il fallait bien le mettre sur celui d’une vilaine aventure qui s’est mal terminée ?...
L’information a fait le tour des douars environnants et tout à l’heure, par groupes, les villageois regardaient en silence le toit d’où on entendait distinctement au moins deux bébés qui pleuraient…
Dans les maisons du village, les pères n’osaient pas invoquer le sujet avec les mères devant les enfants et c’est en chuchotant que les mâles ramenaient les nouvelles parcimonieuses aux femelles inquiètes de voir s’étaler une telle turpitude dans un village qui n’a connu, de mémoire de villageois, aucune honte de ce genre…
La pudeur étant chez nous une seconde nature, les rues qui entourent la cave, située au cœur du village, subissent un nouveau rituel… aucune femme ou fille ne consent à y passer car les regards des mâles sont devenus très suspicieux et quand il arrive qu’un jeune homme aperçoive un parent venant en sens inverse, il a tôt fait de se baisser pour remettre en place le lacet qui s’était délié afin qu’il n’ait pas à voir le parent dans un face à face difficile à supporter… D’ailleurs et pour éviter ces rencontres, les adolescents se sont choisis un long détour, laissant l’itinéraire le plus court aux adultes…
Mais la situation ne pouvant durer éternellement, on alla chercher Omar El Baraka, travailleur saisonnier du comité de gestion, qui avait pratiquement arrangé à lui tout seul, toutes les bottes dans la cave…
Il y pénétra sous le regard curieux des villageois et il disparut parmi les bottes…
L’affluence augmenta jusqu’à faire croire à un attroupement subversif…
Le silence régnait sur les hommes qui attendait que réapparaisse le preux Omar El Baraka en appréhendant ce qu’il allait rapporter…
Et quand les vagissements se turent, on sut que Omar El Baraka avait atteint l’endroit d’où ils sortaient…
Le suspense dura encore un bon quart d’heure…
Et soudain, on vit bouger des tuiles… Said Hamoud, qui crut avoir été le seul à remarquer les tuiles qui bougeait, le bras tendu cria : « hawlik ! hawlik » puis remarquant les visages peu amènes des badauds, il ramena les bras sur son ventre et se mit à se triturer les doigts avec une grosse gêne.
La foule s’agglutina pour mieux découvrir le secret que venait d’éventrer Omar El Baraka…
On le vit d’abord sortir sa tête puis poser de ses mains quelque chose sur les tuiles… il était trop loin pour qu’on puisse voir de quoi il s’agissait…
Prenant appui des deux mains, Omar El Baraka s’extirpa du toit et, debout les tuiles faitières entre les jambes, il leva ses bras, tenant dans chaque main le secret de l’angoisse villageoise…
Deux oisillons duveteux…
C’était les malheureux orphelins de la chouette qu’avait abattue avant-hier au crépuscule Slimane Essiklist d’un coup de pierre bien ajusté parce qu’elle n’arrêtait pas de ululer à la mort…
Les oisillons tenaillés par la faim et la soif n’avaient que ce moyen d’appeler leur mère… leurs cris désespérés ressemblaient étrangement à des vagissements de bébés…
Livrés à la foule, ils furent abandonnés aux chats pour avoir causé une véritable angoisse collective aux villageois.
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