Dans mon village, à la campagne, jusqu’aux années 90, la chose du beylik était aussi sacrée sinon plus que celle de tout quidam.
Ce n’était pas la peur du bras séculier de l’Etat qui poussait les gens à respecter sa propriété parce que le bras séculier de l’Etat se résumait à celui de Si Kouider Boudraa, le garde-champêtre, de surcroit manchot !
En Octobre 1988, au village qui n’avait pas encore connu l’extension anarchique d’aujourd’hui, tout le monde se connaissait et quand quelqu’un d’entre nous ramenait un téléviseur ou un climatiseur, il devait le décharger de nuit, d’abord pour éviter le mauvais œil qui, comme le dit le directeur de l’école primaire, « remplit 80% des cimetières » mais aussi pour ne pas montrer ses signes d’aisance afin que tout le monde se sente logé à la même classe sociale…
Cet égalitarisme était si présent dans les comportements villageois que ledit directeur d’école qui se faisait un devoir de porter la cravate quand il allait aux réunions de travail chez l’inspecteur, la faisait nouer par Tayeb Lapointe avant de monter avec Kader El Fartass le clandestin, et c’est à Djebbanet En’sara (le cimetière français), à deux kilomètres du village qu’il la mettait à l’aller et l’enlevait au retour afin qu’aucun villageois ne la lui vit autour du col…
Au village, chacun avait sa réputation ; ainsi Rabah H’midett n’avait pas son pareil pour remettre sur pied une vache malade, Allaoua Elmerri n’avait pas de concurrent pour tondre le mouton, Ahmed Hamouda était l’egorgeur dépeceur des fêtes et des Aids, Abdellah Sikatour était le champion des greffes et Tayeb Lapointe, qui travailla à l’usine de ciment de La Pointe Pescade était l’as de la cravate qu’il savait nouer en un tour de main…
En Octobre 1988, les fameuses émeutes avaient épargné notre village. Comme nous dominons la route nationale, nous eûmes tout le loisir de regarder de la colline de Ain Benhaggache toutes les scènes d’anarchie et de pillage qui se déroulaient en contrebas : les pneus qui brûlaient, les transporteurs qui étaient malmenés, les camions qu’on déchargeait, mais si certains de nos enfants ont participé aux pillages, aucun d’entre eux ne s’est avisé de ramener un quelconque butin au village.
Pour nos pères de familles, l’introduction du « haram » à la maison consistait à condamner celle-ci à vivre les plus tragiques calamités. On pouvait voler, boire, jouer etc… mais on se faisait un devoir de n’introduire ni objet de larcin, ni produit du jeu, ni bouteilles de bière dans l’espace sacré de la maison ou évoluent parents, femmes et enfants…
Aux lendemains des émeutes, une rumeur courait au village…
On aurait vu passer par le chemin de traverse Mansour El Haddad, le forgeron et Boualem El Haffaf, le coiffeur, avec les bats de leurs ânes chargés de semoule…
Mansour et Boualem tenaient des commerces mitoyens au côté du Souk El Fellah de l’autre commune… Le Souk El Fellah fut l’objet de pillage… La conclusion était tirée… Ils avaient osé introduire chez eux de la semoule volée !
Le choc fut très brutal… Les deux hommes perdirent toute cette déférence qui leur était vouée. Jusqu’à leur mort, ils vécurent l’enfer des clins d’œil, des insinuations perfides et des satires acerbes. Le coiffeur fut surnommé Boualem Bousmida et le forgeron Mansour El Farina. Ils ne retrouvèrent plus leur clientèle qui les bouda car disaient les villageois : celui qui a volé tout un beylik ne peut avoir de scrupules devant un petit citoyen…
Ce furent chez nous les seules victimes d’Octobre…
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