Dans mon village à la campagne, il fut un temps où la fête était réjouissance et spectacle et non ostentation et corvée comme maintenant… La « taoussa » était si pudique, l’argent qu’offraient parents et alliés à l’adulte auquel on enterrait le célibat ou à l’enfant qu’on débarrassait de son prépuce, était donné dans la discrétion du poing fermé ou jeté dans l’anonymat des pièces et billets pudiquement couverts d’un burnous…
En ces temps là, nous n’avions ni DJ ni sono ; à peine un tourne disque propriété de l’émigré Tahar Torkoi – qui avait adopté le nom un peu escamoté de sa ville d’accueil en France mais il était rare qu’on l’utilisât car Tahar n’était pas prêteur.
Nous avions par contre un danseur qui ne se faisait pas prier pour donner de l’ambiance aux terres battues sur lesquelles se déroulaient nos réjouissances… Ammi Essaid Boucheneb était expert en danse des cruches…
On ne sait quelle symbolique il faut prêter à cette chorégraphie dont nous étions peut-être les seuls à détenir le secret mais c'était un spectacle d'une rare beauté.
Cela se passait durant les mariages et circoncisions.
Les hommes qui formaient un large cercle avaient tous la tête enturbannée, la moustache drue et la canne à la main. Les femmes, on les devinait derrière les tentures des fenêtres, le regard avide.
La troupe de la zorna chauffait d’abord l'atmosphère et certains danseurs exorcisaient leurs démons et se mouillaient les chemises.
Mais ce n’était qu’un prélude. Tout le monde attendait le clou du spectacle et quand le longiligne Ammi Saïd esquissait son premier pas de danse en levant sa canne comme pour signifier à des troupes qu'il était seul à voir un assaut sur l'arène, un murmure parcourait l'assistance.
La scène lui était alors libérée et il devenait maître de tout l'espace.
Il commençait à sautiller et à tournoyer et sa canne lui servait tour à tour d'épée, d'étendard, de faucille, de fusil...
L'échauffement terminé, il jetait sa canne et se réinstallait sur la scène qu'il remplissait d'une gestuelle aussi violente que rythmée et ponctuée de ses seules grosses gutturalités. yeeek yah !...
Les spectateurs n'applaudissaient pas. Les violences que se faisait le danseur, ils les ressentaient presque dans leurs muscles. Ils étaient en symbiose avec l'homme et se libéraient des peurs et des angoisses ancestrales que leur ont inoculées des montagnes de mystères métaphysiques, des siècles d'incertitude et des torrents d’injustices.
Le danseur s'enroulait, se vrillait, s'allongeait, s'aplatissait, s'étirait et s'écrasait. Il tombait terrassé, se redressait impétueux, s'agenouillait soumis, se relevait impertinent et révolté, retombait vaincu et résigné et déroulait devant l'assistance les images de la vie.
Et quand il était pris de transes irrésistibles, une femme évanescente sortait puis rentrait en coup de vent après avoir déposé une jarre qu'elle lui présentait comme une offrande ou une coupe de fraicheur.
Il la prenait par une anse, la jetait vers le ciel comme pour lapider des démons qui y tournoyaient, la rattrapait, la renversait pour en vider toutes les rancœurs entassées, la rejetait, la rattrapait, la déposait, tournoyait autour d'elle comme pour la provoquer, la reprenait rageusement et la torturait avec violence, puis il la prenait des deux mains, la posait sur sa tête, la redescendait, en faisait un trône sur lequel il s'affalait, une monture qu'il chevauchait, un ennemi qu'il terrassait, une femme qu'il soumettait et la grosse jarre disgracieuse par sa grosse bouche, ses grandes oreilles et son ventre démesuré devenait entre ses mains souple et gracile.
Quand elle était matée et soumise et qu'elle se faisait obéissante à tous ses caprices sous les regards extasiés des hommes et des femmes, le danseur dans une apothéose d'amour et de violence soulevait la jarre et la brisait rageusement à ses pieds.
La cruche brisée, les villageois se réveillaient de leur hypnose.
La fête terminée, les mines se refermaient en prévision des épreuves à venir mais le regard conservait quelque part une lueur rêveuse du voyage effectué...
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