samedi 19 novembre 2011

LA MEMORABLE COLERE DE MOUHOU

Dans mon village, à la campagne, le caractère machiste de nos hommes se vérifie surtout quand ils sont loin de leurs femmes.
Les femmes, réputées mauvaises conseillères ne sont jamais autorisées à participer aux négociations entre mâles fussent-ils leurs maris ou leurs enfants, car la femme a toujours tendance à « calculer de son côté » selon une expression du terroir dont même la gente féminine reconnaît la pertinence.
Quand un homme est sollicité par exemple pour un prêt, la main de sa fille ou une association dans le cadre d’une affaire quelconque, il ne répond jamais du tac au tac mais demande toujours à réfléchir et sa réflexion peut durer quelques heures ou quelques jours… Ce temps de réflexion est en réalité celui qu’il passe pour convaincre sa femme de donner le feu-vert à sa décision… Et quand son vis-à-vis montre des signes d’impatience, notre homme s’insurge et revendique « le temps qu’il faut » pour bien mûrir sa décision… Les deux hommes savent très bien que la décision ne leur appartient pas et que c’est en coulisse qu’elle se prend, et c’est pour ça qu’ils se permettent de rester indulgents devant leurs hésitations et leurs temporisations.
Mais il est des hommes à la moustache trop drue qui se croient réellement du sexe fort et donnent à leur statut de mâle un caractère dominateur…
Mouhou El Gasba était de ceux là…
Mouhou El Gasba était un homme réputé pour sa sagesse et surtout pour sa fermeté et son franc-parler ; de ce fait, il était considéré comme le réconciliateur attitré de toute la contrée et quand il émettait un verdict, les belligérants qui venaient solliciter son arbitrage n’avaient qu’à y obéir faute de quoi c’est tout le village qui prenait le récalcitrant pour un moins que rien, un homme que « guide sa femme ».
Un jour Si Menad El Mosmar et Si Abdelkader Karnafal qui avaient liés leurs enfants par les liens sacrés du mariage se retrouvèrent à gérer un délicat problème entre les jeunes époux, problème crée comme de bien entendu par Saadia, femme de Si Ménad et mère de l’infortuné mari et Khaddoudja, femme de Si Abdelkader et mère de l’encore plus infortunée femme…
Le conflit était presque arrivé à la rupture car il avait été pris en charge par les villageois qui, soucieux de l’honneur et de l’intérêt des deux familles, n’arrêtaient pas de pousser au pire l’une et l’autre.
Et c’est pour éviter l’irréparable que Si Tahar El Azzazi, parent par alliance des deux hommes, fit venir Mouhou El Gasba.
La rencontre eut lieu séparément bien sûr car nos deux hommes fâchés à mort, évitaient de se rencontrer même à la mosquée et Si Abdelkader Karnafal avait même déserté le café El Mostaqbal pour rejoindre le café rival afin de ne plus y rencontrer Si Ménad qui y avait ses habitudes car il était fâché depuis l’époque du comité de gestion avec le tenancier du Café « L’Avenir ». C’est dire la complexité de la tâche du brave Mouhou El Gasba.
Ayant entendu les griefs du premier, il s’en fut voir le second et, toujours accompagné de Si Tahar El Azzazi et de son air grave, Mouhou dut faire peut-être une dizaine de va-et-viens entre les demeures des deux hommes fort heureusement très peu éloignées l’une de l’autre.
Ayant compris les tenants et aboutissants du conflit, il les réunit sur la margelle de l’abreuvoir municipal et leur dicta son verdict…
Si Tahar El Azzazi, l’air toujours aussi grave regarda d’abord Si Abdelkader Karnafal et d’un presque indicible mouvement de la tête, lui demanda ce qu’il en pensait… Si Abdelkader, baissant la tête avec gène, répondit presque de manière inaudible : « Maaliche… ana qabel bessah n’chawer Khaddoudja » (1)…
Mouhou El Gasba qui s’était croisé les bras sur sa poitrine comme un père attendant des explications des ses enfants pris en faute, sursauta à ce qu’il avait entendu… Il décroisa ses bras et passa une main énervée sous son turban à la recherche d’une partie de sa tête à gratter…
Si Tahar El Azzazi qui cachait très mal sa nervosité apposa un « Allah Ibarek » sur la décision de Si Abdelkader comme on apposerait un cachet de certification sur un document douteux puis se retourna vers l’autre belligérant et sous le regard ferme de Si Mouhou qui s’était recroisé les bras sur la poitrine, il lui dit : Ouenta ya Si Menad wach t’goul ? (2)
Si Menad jeta un regard craintif vers Mouhou puis, baissant les yeux vers ses souliers, il osa dire la phrase fatale que n’attendait pas du tout Mouhou El Gasba.
« Ana… heu !... ana thani labboud n’chawer Saadia… »(3)
Les villageois qui, du coin de l’œil surveillaient le manège des quatre hommes des terrasses des deux cafés virent alors Si Mouhou se lever et gesticuler comme un damné et Si Tahar El Azzazi se forçant à le calmer…
Il fulminait et son turban qui s’était défait, sa canne qu’il levait, sa gandoura qui flottait lui donnaient un air dément…
On le vit se mettre debout, face aux deux hommes toujours assis, les têtes penchées vers leurs souliers et on l’entendit qui leur criait à la face : « la prochaine fois laissez Khaddoudja et Saadia discuter et prenez leur place à côté du kanoun »…
Puis toujours poursuivi par Si Tahar El Azzazi qui le suppliait de maudire Satan, il s’en fut en balançant sa canne et en maugréant, laissant les deux belligérants seuls sur la margelle de l’abreuvoir municipal…

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