Dans mon village à la campagne, avant l’invasion programmée du pays par les automobiles de tous acabits nous avions d’autres moyens de locomotion moins pimpants mais aussi moins brutaux. Cette invasion a suivi comme tout le monde le sait, l’effort de l’Etat pour leur construire des routes gigantesques où les adultes peuvent enfin jouer aux auto-tamponneuses car ils en ont été sévrés dans leur jeunesse, juste pour donner raison au bon mot du cru qui affirme : « Il arrivera un jour où une ogresse métallique viendra vous dévorer, vous et vos enfants »…
Avant cette invasion, il y’avait bien sûr l’âne et le mulet mais nous avions aussi l’usine à mobylettes Cirta et pas une maison ne pouvait se priver de sa bécane…
C’est à mobylette qu’on ramenait le cageot de figues de barbarie, l’enfant de l’école, la bouteille de gaz butane de l’épicerie et le fagot d’herbes aux lapins, des talus des bords de route…
Il y’avait bien sûr quelques chutes, rarement mortelles même si elles étaient parfois handicapantes mais c’était des accidents peu fréquents car on se retrouvait généralement seul sur la route où il n’y avait ni faux barrages, ni barrages filtrants, ni citoyens en colère pour la couper… La circulation n’était pas aussi infernale que celle d’aujourd’hui car on n’avait pas encore découvert le crédit véhicule, les véhicules jetables et la nécessité pour tout parvenu de s’afficher au volant de son auto…
Puis vint le temps des Quatrelles et des 404 avant la déferlante des Passat brésiliennes qu’accompagnaient les Ritmo italiennes et qui précédèrent les Hondas de tous types que négocièrent des japonais avertis avec des algériens jaloux de leur autonomie de décision et qui, pour extraire le pays de la dépendance d’un nombre limité de constructeurs automobiles le rendirent dépendant de tous les constructeurs du monde…
En ces temps là, Miloud el kommissar avait réussi lui aussi à troquer sa mobylette contre une quatrelle si déglinguée qu’elle risquait de se désarticuler à chaque démarrage. Il la fit arranger tant bien que mal par Tahar El Ftissa, soudeur de son état et artiste peintre sans statut qui lui installa un porte bagage inamovible, donna un look de BMW à la calandre et lui mit plein de baguettes métalliques courant le long des ailes et des portières… Au début ça faisait vraiment de l’effet mais avec le temps et le dénivellement infaillible des portières dont les paumelles pouvaient difficilement tenir sur les montants usés, les baguettes se décalèrent et la voiture devint aussi moche que la 403 bleu sale de Lakhal Ben Hamoud, le ferrailleur… Et comme Tahar El Ftissa avait la manie d’administrer à ses œuvres le coup de pinceau de trop, il lui dessina sur le hayon un beau paysage des oasis avec palmiers, chameau, dunes de sable et horizon rougeoyant qui faisait que Miloud El kommissar ne passait jamais sans que sa voiture ne se fasse montrer du doigt…
Le mauvais œil n’étant pas une simple vue de l’esprit au village, et malgré l’antidote représentée par les quatre pneus visibles et celui invisible de la roue de secours, Miloud El kommissar revint vers Tahar el Ftissa et lui demanda d’ajouter à son dessin l’anti-mauvais œil consacré, séculaire et infaillible dont tout le village reconnaissait l’efficacité...
Tahar El Ftissa usa alors de tout son art pour lui peindre de belles palmes de figuier de barbarie en forme de main de fatma auxquelles il ne manquait même pas les fruits !
Et c’est ainsi que Miloud El kommissar fut connu de toute le commune pour l’œuvre d’art ambulante qu’il promenait et qui faisait rire les enfants comme les adultes là où il passait...
Miloud El kommissar interprétait ces rires comme des manifestations de curiosité, d’amitié ou d’admiration quand ils lui semblaient francs, des signes d’envie quand il les jugeait trop jaunes !
La quatrelle de Miloud El kommissar finit comme toutes les quatrelles, désossée dans un des cimetières pour voitures du côté de Oued Ksari, Tidellabine ou Djezzar… mais on peut voir jusqu’à aujourd ‘hui, sur la haie de tôles et de palettes en bois entourant sa maison le hayon artistique, œuvre de Tahar El Ftissa défier le climat en étalant son paysage du sud sur lequel ressortent clairement les belles palmes grassouillettes d’un figuier de barbarie auquel il ne manque même pas des fruits d’un charmant dégradé rouge-jaune.
Mais l’œuvre de Tahar El Ftissa n’a pas survécu seulement de manière physique, même s’ils sont rares les villageois qui savent d’où Miloud El Kommisar tient son surnom, il en est qui se rappellent que ce n’est point pour sa ressemblance avec un quelconque policier hormis l’Inspecteur Tahar et Colombo avec lesquels il partage le paletot froissé mais par une déformation graduelle du mot Kommossara (1)…
1- Figue de barbarie
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