samedi 19 novembre 2011

LE BONNET D’HOMME

Dans mon village, à la campagne, il reste encore quelques ânes malgré les hécatombes* imputées à la main de l’étranger, plus précisément à celle des Chinois qui réalisent l’autoroute pour ne pas reconnaître la main locale qui nous en sert dans tous les bouges des abords de ladite autoroute sous forme de viande hachée savamment camouflée par de la harissa tunisienne…
Ces ânes servent à ramener les paysans des hauteurs quand ils doivent venir vendre, selon les saisons, grenades, figuiers de barbarie, fèves vertes ou tomates et piment.
Ils leur servent aussi de montures pour venir chaque 21 du mois, encaisser leur retraite où, durant les autres jours, ramener le chien qui a mordu l’enfant du voisin chez le vétérinaire et l’enfant chez le médecin ou tout simplement venir prendre acte de ce qui se dit.
Tous ces ânes qui débarquent aux premières lueurs doivent bien trouver où se garer pour éviter de trop salir les espaces publics. Habituellement on les attachait aux eucalyptus de Ain Ben Haggache mais ces arbres ont été arrachés pour laisser place à la construction du collège…
Et c’est le vieux Mendès qui eut l’idée de transformer son ancien moulin à olives en garage asinien…
C'est dans son garage-étable que les âniers garaient leurs montures en attendant de régler leurs affaires.
Le vieux Mendès attachait chaque nouvel arrivant à une chaîne fixée à une mangeoire et lui donnait un plein bidon d'eau du puits à boire puis deux poignées de son et une livre d'orge pour casser la graine.
Pour ne pas se faire avoir par quelque voleur de passage, il affectait un numéro à chaque bête en lui entourant le cou d'une sorte de gros collier sur lequel était accroché un pendentif sous forme d'une plaque circulaire où était inscrit un chiffre.
Le propriétaire recevait un ticket comportant le même numéro et devait le présenter pour prendre possession de sa bête après avoir réglé les frais d'entretien et de gardiennage.
Osman avait un âne gris d'une rare impétuosité et qu'il appelait "Crapule"…
Un jour, ayant quelque affaire à régler avec le Si El Hocine le grainetier ou une visite à passer chez Si Djelloul le médecin, il gara Crapule chez le vieux Mendès comme de bien entendu.
L'âne qui n'avait jamais connu le confort d'une étable et qui fut étonné de se retrouver devant autant de congénères crut bon de s'affirmer.
Il donna sans raison apparente une belle ruade au voisin de gauche et deux coups de dents au voisin de droite.
Le vieux Mendès, entendant le bruit de la bagarre, retroussa son pantalon arabe, ajusta son chèche et prit son bâton pour aller voir de quoi il retournait. Il vit, autour de Crapule une bête à l'œil au beurre noir et une autre saignant de la narine.
Quand Osman revint de chez le grainetier ou de chez le médecin, il trouva le vieux Mendès alangui sur sa natte de doum, devant la porte de l'étable. Il avait un visage noir de colère et sa tête nue et rasée à la lame avait l'allure d'un gros oignon blanc.
Osman remit son ticket et paya puis pénétra dans l'étable. Crapule était attaché dans un coin, il avait la paupière basse. Il portait sur la tête la chéchia et le turban du vieux Mendès.
En ressortant, Osman, tenant Crapule par la laisse, s'approcha du vieux Mendès "- qu'est ce donc que cet accoutrement que tu as mis à Crapule, Vieux Mendès ?... »
Résistant très mal à une sourde colère, Le vieux Mendès rétorqua: "- Ce n'est pas un âne, ton Crapule, Osman, ce n'est pas un âne, c'est un homme! Et il l'a bien mérité, son "bonnet d'homme"...

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