samedi 19 novembre 2011

NOSTALGIE DES TEMPS D’ANTAN

Dans mon village à la campagne, le bon goût d’antan n’est plus que vague souvenir dit le vieux El Khawni Slimane en dessinant de son index noueux des ronds sur la terre, assis sous son olivier, le regard perdu vers l’horizon bloqué par les montagnes d’alentours… l’oignon cru comme la tomate, la sardine comme le poulet, tout est devenu terne et fade… Le bon couscous des fêtes a laissé place au petits plats de m’thouem et de l’ham h’lou… mais nous aurions pu nous accommoder de cette situation si cela concernait seulement notre garde manger…
Hélas, jetés sans ménagement dans un modernisme débridé, nous avons perdu tous nos autres repères… la natte de doum ou d’alfa a été remplacée par des tapis peut être plus moelleux mais assurément sans âme malgré les toiles qui y sont peintes ; le turban blanc qui ornait les têtes chenues à laissé place à des casquettes à longue visières qui n’ont même pas le charme des bérets basques, les pantalons « frigidaires » sont partis avec notre virilité pour se faire mode féminine…
Le haik plein de mystère et de charme s’est laissé supplanter par une toile noire qui fait ressembler les femmes à de froides colonies de pingouins et les cavalcades des fantassins sous les nuages de poussière et les odeurs de la poudre ne sont plus que des images estampées de vieux livres, la mode étant aux coursiers métalliques, aux vrombissement des moteurs et aux snobisme des parvenus qui les chevauchent à tombeau ouvert…
La fête a déserté les maisons et leurs frais patios pour élire domicile dans des salles où notre « gosra » séculaire a été remplacée par les vociférations et les déhanchements qui n’ont rien à voir avec nos coutumes et nos traditions…
Il n’y a plus de chapelets de piments rouges accrochés à nos toitures ni de potirons tourmentés posés sur nos tuiles car nous n’avons plus les belles toitures en tuiles d’antan et nos dalles ne sont décorées que par des froides citernes galvanisées et des paraboles happant les ondes d’un ciel que nous ne regardons plus, car nous sommes devenus si terre-à-terre…
Avec la mort de Ahmed El Bradai, le bourrelier, nous avons perdu notre dernier artisan. La forge a été fermée, le maréchal ferrant ne ferre plus les ânes et les mules car équidés et ongulés ont déserté notre paysage et le fer à cheval a été remplacé par le pneu usé pour contrer le mauvais œil…
Plus de carnaval du Boughandja qui nous ramenait trempés du mausolée de Sidi Gacem… notre saint a d’ailleurs été abandonné et sa vieille masure tombe en ruines sur son tombeau, ou seul du tissu délavé témoigne encore du respect que nous lui vouions… Des hommes barbus, accoutrés d’une tenue que nous ne connaissions pas et qui s’interdisaient de nous parler dans notre arabe dialectal sont venus nous dire que nous faisions fausse route et que la religion interdisait la demande d’intercession de notre saint auprès de notre Bon Dieu ; ils nous ont dit aussi que pour implorer Dieu de nous envoyer la pluie, il ne fallait plus égorger les boucs et répandre leurs viscères sur les pèlerins qui venaient au maoussim car cela courrouçait le Créateur… Nous avions beau expliquer qu’Il nous répondait pourtant bien plus vite qu’à ceux qui l’imploraient par leurs prières mais ils refusèrent de nous reconnaître notre droit à perpétuer la tradition du Boughandja, comme ils nous mirent en garde contre d’autres rituels, tels celui du poulet des « souika » ou encore celui de la visite de nos cimetières ou ceux, très riches, avec lesquels nous célébrions notre nouvel an où l’arrivée du printemps…
Nos jeux d’antan ont tous été oubliés… de « Talia Ouliya » que nous pratiquions sur la terre battue avec des crottes de moutons à « El Maliya » que nous jouions avec des olives encore vertes, du fameux « Sig », un vrai jeu de dextérité qui se jouait aux lames de fougères et jusqu’au « Kaid-Ouzir-Khawane » où il ne faisait pas bon se retrouver voleur, surtout si le Cadi était sévère car on risquait d’avoir la plante des pieds en sang après les coups de falaqa qu’il décidait et qu’il ordonnait au vizir d’ administrer… Rien de tout cela n’a subsisté pas même le « takourine », cette bataille d’enfants à coup de balles d’argile humide, ou les jeux de billes car même les billes ne se vendent plus ; et nos filles ont oublié la marelle et les charmantes comptines qui ne dérangeaient même pas les adultes durant leur sieste, qui berçaient même leur sommeil !… Nous avons perdu les grands spectacles des réparties succulentes, des coups sur les tables et des rires sans retenue qui ponctuaient les parties de dominos car le domino aussi a été décrété pêché capital.
La vie a changé dit encore le vieux El Khawni Slimane… Où est passée notre simplicité ? qu’avons-nous fait de notre générosité ? qu’est devenue notre hospitalité ? Pourquoi avons-nous oublié notre patience et notre sérénité ?...
Il quitta l’horizon et revint sur terre… les yeux fixés sur ses ronds qu’il dessinait et effaçait, El Khawni Slimane se tut un long moment puis, après un profond soupir il dit : « nous, nous avons au moins entassé dans notre sac à nostalgie de quoi meubler les moments de spleen de nos vieux jours… Qu’avez-vous donc thésaurisé pour les vôtres ?...
Il prit sa canne, se leva et d’un pas lourd il s’en alla…

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