samedi 19 novembre 2011

LAIFA ET LE VICIEUX LIEGEOIS


Dans mon village à la campagne, nous disposions déjà, du temps de la colonisation, d'une charmante agence postale que rendait encore plus charmante le charme des rondeurs de la postière, Madame Trident mais aussi et surtout le charme des roses qu'elle y entretenait dans le jardin y attenant.

L'exigüité de l'agence ne permettait pas de recevoir plus d'une personne et le guichet de la postière se situait presque à la porte puisqu'on pouvait voir sa tête ronde de la route. Dehors, une petite fente servait à recevoir les lettres.
Derrière la postière, des casiers en bois permettaient de trier le courrier en fonction des douars auxquels il était destiné. Les casiers étaient identifiés par des étiquettes qui portaient les noms de ces douars et dans le mur, à côté du guichet, il y'avait un grand casque dans lequel reposait un téléphone à l'usage des citoyens...
Le courrier était remis à des commerçants ou artisans du village qui se chargeaient de le dispatcher et nombre d'adresses étaient d'ailleurs identifiées par des expressions telles que: "chez Issaad Amar- épicier" ou « chez Hadj Ali, meunier »…
Les rues du village portaient alors le nom de la bâtisse la plus caractéristique: rue du moulin, rue de la cave, rue du château d'eau, rue de l'école... et on n’avait même pas besoin de plaques pour les identifier…
Le courrier que recevait la poste se résumait aux nouvelles des émigrés et aux correspondances qu'entretenaient quelques jeunes avec d'illusoires demoiselles d'ailleurs mais aussi des procès-verbaux et, contraventions et autres ordres de paiement émanant des services administratifs.
En 1962, c'est Ali El Postier, un grand monsieur très brun et très volubile, qui vint officier à l'agence, on le disait originaire de la lointaine Bordj-Ménaïel. A cette époque, l'agence postale faisait office de recette et les sommes d'argent qui y transitaient étaient considérables puisque les émigrés n'avaient aucune bonne raison d'éffectuer un change au noir désavantageux; le gros dinar algérien valant bien plus que l'étriqué franc français tout nouveau fût-il.
Ali El Postier fut chassé pour crime de lèse-zaïm par une protesta villageoise digne des messes du KKK (nous avons raconté son histoire en détail dans une autre chronique); nombre d'autres postiers lui succédèrent et nombre d'entre eux connurent des fins de carrière peu glorieuses... "on ne peut, disait le Président Boumediene, travailler dans le miel et ne pas se sucer les doigts..."
Celui qui eut la plus grande longévié, réussissant à atteindre sans encombres sa fin de carrière fut Si Mouloud…
En ces temps là, les jeunes qui ne connaissaient pas encore la télé rêvaient aussi d’autres horizons… Ne pouvant s’évader car des montagnes infranchissables entourent le village, ces jeunes avaient recours à la correspondance… C’est vrai que le pays en formation recevait à travers les ondes et les revues très colorées de quoi exciter les sens et vous inciter au départ… Radio Havana, Radio Moscou, Radio Berlin International, Radio France International, Radio Washington et même Radio Oumdourman et d’autres canaux de propagande déversaient sur les jeunes villageois leurs matraquage idéologique incessant tandis que Chine Nouvelle, le Reader’s Digest ou Détective se laissaient lire et voir jusque sous les oliviers du Boutboul par des jeunes bergers à peine pubères.
Et quand Smail Boubligha reçut la photo de sa correspondante italienne c’est tout le village qui le sut et n’arrêta pas d’en parler… Smail Boubligha s’était même acheté un portefeuille neuf avec plein de pochettes plastifiées dans lesquelles il y’avait comme de bien entendu un Boumediene austère, découpé d’un journal, Farid El Atrache et ses yeux alanguis, Brigitte Bardot en Jean déboutonné, Lalmas driblant un malheureux défenseur et bien sûr, la belle tronche de Saponnetto Mimma, la correspondante italienne qui habitait via Vittorio Amédéo à Cunéo…
Celui qui fut le plus affecté par l’étalage cruel de cette photo, c’était Laifa Zagor… Celui là ne parvenait pas à comprendre qu’une si belle fille puisse trouver un quelconque intérêt dans une limace comme Smail Boubligha avec ses cheveux trop crépus pour daigner se faire coiffer, son nez trop empâté et ses oreilles décollées…
Il résolut, lui aussi de rechercher sa belle et de montrer qu’il pouvait entretenir une amitié durable avec une étrangère et qui sait, partir un jour et la ramener sur une 404 coupée blanche comme celle de Belkacem l’émigré…
Il trouva un vieux Pif le chien tout froissé a force de passer de main en main et se résolut à sacrifier quatre enveloppes et quatre timbres pour transmettre sa lettre d’introduction à trois françaises et une belge…
Il devint un assidu de la poste, fouinant chaque jour dans le tas de lettres posées à portée des usagers en espérant trouver au moins une réponse, et quand il rencontrait Si Mouloud, même en dehors des heures de travail, il n’oubliait jamais de lui lancer : wach Si Mouloud, kach brayya ?
Et c’est quand il décida, en desespoir de cause de tout laisser tomber qu’il fut hélé par Si Mouloud qui lui annonça l’arrivée d’une lettre avec un timbre belge oblitéré à Liège…
En voyant Laifa Zagor arriver au milieu d’une troupe de jeune, Si Mouloud aurait pensé à une émeute mais l’émeute n’était pas d’actualité en ces temps de la simplicité…
Il lui remit sa lettre et Laifa Zagor, toujours accompagné de sa vingtaine d’amis se dirigea vers les mûriers de la place pour la lire à tête reposée…
Il s’assit sur une pierre accolée au tronc du murier et entouré de la grappe humaine, il l’ouvrit…
Les adultes qui étaient assis au café de Said Ruisseau ou debout au seuil de l’épicerie de Amar Belaid virent brusquement s’égailler en riant la troupe qui entourait Laifa et qui observait un silence de mort depuis quelques instants…
On sut plus tard, que c’est un belge qui avait répondu à Laifa…
Et comme son prénom avait pour les non initiés de la patronymie algérienne une consonance féminine, le Belge, une sorte de Dutroux au nom de Georges Lebecq qui habitait 25 rue Jaspar à Liège lui avait fait une tendre lettre d’amour pensant avoir trouvé une fille qui accepterait de partager ses vices à distance…
Depuis ce jour Laifa Zagor fut immunisé contre la correspondance et pour immortaliser sa mésaventure, par un curieux détour de la sémantique, on le surnomma Laifa El Ferki…

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