Dans mon village, à la campagne, nous ne sommes pas très voyageurs… Le tourisme n’étant pas notre fort, nos modestes affaires n’exigeant pas de longs déplacements et nos vaches, jardins et enfants nécessitant en tout temps notre prise en charge, nous évitons de trop nous éloigner… Et puis, partir, c’est mourir un peu mais c’est aussi dépenser beaucoup ; alors nous partons rarement.
Essaid El Kournaf qui est indéniablement un des nôtres même s’il habite à Kef Loghrab, sur la montagne qui domine le village, ne connaît pas d’autre géographie que celle où il évolue… La ville la plus éloignée qu’il eut à voir, c’est Boudouaou, à moins de 100 km de chez nous.
Il y’est parti à plusieurs reprises sur l’hotchkiss vert foncé de Si Hamid qui y vendait des bottes de foin ou de paille les jours de marché. Essaid El Kournaf l’accompagnait mais ne s’aventurait jamais très loin du camion car il se perdait trop facilement et c’est surtout pour ça que Si Hamid aimait l’emmener. Il ne pouvait trouver meilleur gardien pour ses bottes et son camion quand il devait faire le tour du marché pour lui tâter le pouls et y acheter quelques graines ou quelques outils de jardinage.
De retour au village, Essaid El Kournaf nous parlait de la ville, de ses maisons à étages, des marchandises qui s’y étalent, des femmes sans voile qui y déambulent et de la mer qu’il n’a jamais vue de près mais qu’il aimait bien regarder au loin, à l’aller comme au retour en sortant tout son buste de l’habitacle du camion…
Il était si subjugué par cette ville que nous avions fini par nous résigner à lui en donner le nom : Essaid Boudouaou. Et ça ne le dérangeait pas du tout, trouvant même un certain orgueil à porter pareil pseudo…
Le vieil Hotchkiss de Si Hamid n’est plus qu’une épave sous les oliviers et s’il n’a pas encore été totalement démonté par les charognards des épaves qui font commerce juteux de métal, c’est juste parce que son plateau en bois n’a pas son pareil pour la sieste des habitants du bourg où il finit ses jours.
Si Hamid est mort dans son champ, la fourche à la main et il ne subsiste de lui que le souvenir de ses succulentes réparties.
Essaid Boudouaou a vieilli. Il s’est inscrit au tirage au sort pour le pèlerinage depuis au moins 5 ans… Il a réservé le montant des frais de voyage et de séjour et chaque année perdue l’a vue ajouter un considérable pécule pour compléter le viatique qui augmentait sans cesse.
Une main heureuse a fini par tirer son nom du chapeau de paille dans lequel on effectue depuis toujours le tirage au sort. Ledit chapeau, pour l’histoire, était celui de Saad Errakay - ainsi surnommé pour s’être entendu qualifier d’un mot très proche par Catala le colon, le jour où berger, il a laissé un veau se faire écraser par un camion militaire …
Essaid Boudouaou avait beaucoup d’appréhension mais il ne pouvait tout de même pas se retirer après avoir si longuement attendu sa chance. Il n’appréhendait ni la faim, ni la soif, ni la fatigue, ces choses là, il les connaissait très bien. Ce qui lui faisait peur c’est surtout la ville et très souvent, il demanda à l’Imam si la Mecque était aussi vaste que Boudouaou et l’Imam ajoutait à sa peur en lui assurant qu’elle était trente fois plus grande. Essaid Boudouaou n’en croyait pas un mot et se disait que ce sacré Imam ne lui disait cela que par plaisanterie car il ne concevait pas qu’il puisse y avoir une ville plus tentaculaire que Boudouaou…
Et ce qui devait arriver arriva.
Essaid Boudouaou qui était parti avec Salem Erraï, trois fois titulaire du grand pèlerinage et quatre fois du petit, ne sut comment il perdit la main de son guide…
Il se retrouva à errer dans les rues de la Mecque durant un jour et une nuit.
Terrassé par la fatigue et la peur de ne plus retrouver ses compagnons de voyage, il prit un escalier ombragé et attendit qu’on le retrouvât ou qu’il y mourût.
Le Bon Dieu n’ayant pas écrit qu’il serait enterré en ces lieux, il fut fortuitement retrouvé mais après le retour de ses compagnons.
Le village ne s’attendait plus à le revoir et Salem Erraï refusa d’organiser les libations pour son retour car il s’en voulait très fort d’avoir perdu son ami…
Quand, après de difficiles pérégrinations il rentra enfin au village, on lui fit comme de bien entendu la grande fête et c’est Salem Errai qui prit sur lui l’achat d’un des moutons qui furent égorgés.
Le rescapé qui craignait qu’on le raillât pour ce qui lui était arrivé, en recevant ses convives, n’arrêtait pas de leur expliquer qu’il n’était pas aussi tête fêlée qu’ils le croyaient.
« Par Dieu disait-il à qui voulait l’entendre, par Dieu, je serais arrivé de moi-même et sans l’aide de personne à rentrer à Koudiet Loghrab, si on m’avait seulement montré comment arriver à Boudouaou ! »
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