samedi 19 novembre 2011

LE TEST D’EMBAUCHE

Dans mon village, à la campagne, si l’élevage se meurt c’est surtout faute de bergers…
Il fut un temps en effet où les plus démunis louaient leurs enfants aux plus aisés pour leur servir à mener les vaches aux pâturages…
Les vaches, ce n’est pas par troupeaux qu’on les comptait… il était heureux que l’on en possédât une paire et les pâturages n’étaient pas des alpages dans quelques vallons verdoyants, là haut sur la montagne… non ! c’était juste les rebords du gazoduc et les servitudes des routes !...
La vache, c’était surtout la pourvoyeuse en lait et beurre de la maisonnée et chaque année c’est le produit de la vente de sa taure ou son taurillon qui permettait son entretien et quand elle vieillissait un peu trop, c’est elle qui devait servir à entretenir sa fille qui allait la remplacer, perpétuant ainsi de vaches lignées qui se perdraient dans les mémoires s’il ne survenait pas de proche en proche des épizooties fatales…
Amar Ennagar était, comme tous les patriarches de son âge un petit éleveur de vache.
Connaissant parfaitement la gente mammo-lactaire, il se fit maquignon et se construisit une étable derrière la colline d’El Korraba, à l’ombre des oliviers.
Les restructurations successives du monde agricole, les aides inconsidérées distribuées aux paysans, l’abandon du poulet de ferme au profit de la volaille industrialisée, du blé local au profit du blé américain et des semences des piments et tomates du cru au profit des hybrides puis l’importation des génisses d’outre-mer ayant laminé l’agriculture séculaire et irrémédiablement détruit les genres et races locaux, les petits éleveurs ont vu aussi arriver le lait en sachet qui fut fatal à la vache familiale…
La disparition de la vache allait aussi entrainer tout un bouleversement dans nos habitudes… d’abord architecturales puisque l’étable mitoyenne à la maison disparut et avec elle la bouse qu’on plaquait en grosses galettes sur les murs pour en user comme comburant mais surtout pour réaliser les fours à poteries qu’on appelait « mah’ma »… et qui, au début de l’automne, décoraient tous nos paysages de leurs signaux de fumée…
La bouse disparue des champs, c’est aussi le bousier, ce sympathique éboueur de nos prés qui fut littéralement décimé… d’aucuns disent pourtant que ce bon rouleur de bille fut empoisonné par les protéines animales qui furent ajoutées au menu des vaches… Il aurait été en quelque sorte la première victime de l’encéphalite spongieuse, imputée par certains à la farine animale mais là n’est pas notre propos.
Amar Ennaggar qui avait une étable comprit qu’il avait tout intérêt à y parquer des vaches et c’est sans difficultés qu’il réussit à avoir un crédit pour s’en acheter une vingtaine car il connaissait un responsable à la Daira dont le frère était voisin et ami d’un banquier…
Les vaches achetées, Amar Ennagar devait leur prévoir un garçon d’écurie… juste pour assurer leur nourriture et leur hygiène…
Il prit attache avec Ahmed El Wekrif, jeune homme habitant de l’autre côté de la rivière… Rendez-vous fut pris le lundi au café de l’embranchement afin que les deux hommes s’entendissent sur certains détails, l’accord de principe étant acquis.
On avait choisi le lundi, jour de marché hebdomadaire, parce qu’il fallait bien faire son marché et du coup, faire … d’une pierre deux coups !
Quand Amar Ennagar arriva au café, il jeta un regard circulaire afin de voir si Ahmed El Wekrif était là… En balayant la salle du regard, il n’aperçut pas sa tête aux cheveux trop crépus pour ne pas être remarquée mais il vit par contre deux bras levés tout au fond de la salle.
Il reconnut ses deux amis maquignons Saad EL Ferd et Gacem Boulgroun… Il s’attabla avec eux et à eux trois ils remplirent le café de leur gouaille.
Ce n’est qu’après un quart d’heure qu’il vit dans l’embrasure de la porte, se profiler la silhouette d’ Ahmed El Wekrif… Celui-ci le cherchait du regard et quand il le vit, il lui fit un signe de la main auquel Amar Ennagar répondit par un hochement de tête, et alla s’attabler de l’autre côté de la salle…
Comme il fallait bien que nos maquignons aillent voir ce qui se passait au marché, ils hélèrent le cafetier pour la note…
Celui-ci, de loin, leur cria: « khalçin ! »… et ils virent Ahmed El Wekrif lever très haut le bras pour qu’ils sachent que c’était bien lui qui avait payé leurs consommations…
Ils sortirent donc de la salle et se séparèrent devant la porte en se souhaitant de gutturaux au-revoir…
Amar Ennagar monta dans sa camionnette et actionna le démarreur sans égards pour Ahmed El Wekrif qui s’attendait à le voir venir s’attabler avec lui…
Quand la voiture démarra après une dizaine de tentatives infructueuses, Ahmed El Wekrif courut vers Amar Ennagar et les mains posées sur la vitre de la portière bloquée à mi-parcours par un gros tournevis, il introduisit presque sa tête dans la cabine en disant :
« Wach Ammi Amar… kifach el khadma ?... (Alors Oncle Amar… Et le boulot ?)
- Rouh ya oulidi, lui répondit Amar Ennagar, n’ta machi ntaa khadma… (Vas, mon fils… tu n’es pas fait pour ce travail)
- Kifach machi n’taa khadma ? Seyyitni? (comment pas fait pour ce travail, m’as-tu essayé ?)
- Lala ya oulidi… aaraftek bla ma nseyyik … Elli ma ih’afedh ala djibou ma ih’afedh ala djib ghirou… (Non mon fils, je n’ai pas besoin de t’essayer… celui qui ne prend pas soin de sa propre poche ne peut prendre soin de la poche d’autrui).
Puis il démarra et s’en fut, laissant Ahmed El Wekrif interloqué sur le trottoir…

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