Dans mon village à la campagne, on n’exagère jamais, ou si rarement, ou si peu… ou du moins pas autant qu’à Marseille où une sardine aurait bouché le port ; nous, nous aurions peut être admis que ce fut une carpe d’El Madjen, le petit lac artificiel crée par les remblais de l’autoroute… on en prend qui font 40 kg… peut-être un peu moins : 20 kg… mais elles sont quand même d’une taille respectable et elles peuvent certainement dépasser 10 kg puisque Belkacem Kaskita en a pris une qui faisait 2.5 kg ; beaucoup de villageois l’ont vue ; c’est vrai qu’on ne l’a pas pesée mais c’est Rachid Tchalba, le poissonnier, qui en a évalué le poids au coup d’œil et vue son expérience, on ne peut que croire qu’il a vu juste !
Il est vrai aussi que chez nous les animaux sont un peu plus grands qu’ailleurs. C’est peut être le climat ou le relief mais on se souvient tous ici de cette laie qui, dans les années 70 a traversé en diagonale tout le village… Elle est rentrée du coté du transformateur, a parcouru toute la rue Boudjemaa Seghir (chez nous les rues portent des noms mais nous les surnommons toujours au nom de la personne la plus en vue qui y habite), s’est arrêtée au carrefour central non sans montrer son groin à Amar Belaid, notre épicier, qui, terrorisé, a essayé de la chasser à coup de boites de biscuits Cobiscal… Elle est descendu jusqu'à Dar Catala puis elle a pris la rue Ahmed l’Induit, poursuivie par des tas de villageois qui lui jetaient des pierres mais en se tenant à bonne distance. Elle a failli faire un carnage quand elle s’est arrêtée à hauteur de l’abreuvoir municipal et a voulu charger ses poursuivants qui se sont tous arrêtés sec, prêts à détaler, à l’avertissement de Said Hamoud : Balakou !...
La course poursuite a repris et la bête a fini par sortir du village pour gagner les oliviers du Boutboul…
Le soir et pendant quelques temps on ne parla que de cette incursion sauvage. La laie prenait chaque jour de nouvelles proportions pour devenir littéralement éléphantesque…
Une autre bête que seul Fayçal avait vue était elle aussi d’une taille peu commune : le serpent de Boubekeur !
Boubekeur c’est notre cimetière. Situé à un quart d’heure de marche du village, c’est un monticule boisé, calme et ombragé, exposé au bahri et dominant toute la contrée. Il doit faire bon s’y reposer... éternellement !
Ici, entre les troncs torturés des oliviers vécut un serpent mythique… le serpent de Fayçal.
Voici son histoire, recueillie de la bouche même de cet homme.
C’est en rentrant de je ne sais quelle vadrouille à travers champs que Fayçal l’avait trouvé… Il ne mesurait pas plus de 10 cm… Il avait résisté à la tentation de lui écraser la tête entre deux pierres car c’est le sort que nous réservons à cette sale bête, coupable en grande partie du « oust ! » divin qui nous chassa du Paradis…
Il le mit dans une bouteille de lait au col évasé et lui donna à manger des maigres restes de son menu quoridien… salade, figues de barbarie, arêtes de sardines… Devant un menu si varié le serpent grandit très vite et Faycal dut le faire sortir de la bouteille devenue trop étroite pour le loger dans la petite pièce qui servait habituellement d’abri à l’ânesse, laquelle a été vendue juste à la fin du ramassage des olives car elle avait terminé sa mission et il était malvenu d’en faire une inutile bouche à nourrir…
Un jour Fayçal trouva la porte de l’étable de fortune ouverte et sur la litière, pas trace du serpent !
Il affirme qu’après quelques jours il l’oublia.
Et c’est en posant les pièges à l’aube d’une journée d’hiver, deux années plus tard, qu’il connut la peur de sa vie suivie d'un grand bonheur…
Accroupi dit-il, dressant méticuleusement le plan incliné qui devait recevoir son piège, il eut l’épaule littéralement brisée par la chute, du haut d’un olivier d’une masse pesante…
En me retournant dit Fayçal, j’ai vu un serpent dont la tête ne m’était pas indifférente… De ses yeux embués par les larmes il me regardait dans les yeux semblant me dire : « N’aies pas peur Fayçal, c’est moi, ton ami le serpent ! »…
Fayçal n’est plus… il fut emporté par une rafale de mitraillettes au détour d’un virage alors qu’il s’était engagé pour surveiller le gazoduc durant ce qu’on appelle la décennie noire…
Mais le souvenir de son serpent s’est colporté de bouche à oreille, de proche en proche, depuis des décennies et aujourd’hui, en passant devant le cimetière de Boubekeur ou en y inhumant un des nôtres, nous avons tous une pensée pour les morts qui y reposent mais aussi pour cette bête mythique qui a immortalisé l’auteur de son histoire, bien différente de celle de la fable… d’aucuns disent de sa légende ou de sa fiction mais il ne faut pas les écouter ; nos villageois sont parfois si vilainement sceptiques !
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