Dans mon village à la campagne il y’eut ce mercredi un mouvement peu habituel…
La 404 camionnette de Kader El Fartass, notre clandestin attitré, était descendue surchargée par le chemin de traverse pour rejoindre la ville où se tenait le marché… Mais ce n’est pas le marché qui attirait le foule, l’intérêt se situait plutôt au tribunal.
C’était en effet le jour où comparaissaient Laifa Echakor et Ammar Tourcoing.
Tourcoing avait accusé Laifa Echakor de l’avoir agressé physiquement devant le perron du café El Moustaqbal et avait cité Athmane Boudmagh le cafetier comme témoin…
Il avait constitué un avocat de Rouiba, originaire d’un village de la montagne d’en face, sans palmarès mais qu’on disait efficace pour avoir un cousin à la Cour Suprême et une cousine à la Cour tout court…
Laifa Echakor qui n’aimait pas les avocats avait décidé comme d’habitude de se défendre tout seul.
Le brouhaha de la salle laissa place à un silence de mort quand pénétrèrent les juges et tout le monde se leva sauf Said Hamoud trop distrait comme à son habitude … Le Juge qui jeta un regard circulaire sur la salle le vit et du doigt autoritaire de la justice lui ordonna de se lever, Said Hamoud, épouvanté se mit au garde à vous en saluant…
Le juge s’assit et des deux mains fit asseoir la foule.
Ce n’est qu’à 11 H 30 que vint le tour de nos deux belligérants.
Le juge divulgua à l’assistance toute l’identité de Laifa Echakor et tout le monde sut que sa défunte mère qu’on surnommait Lalla Fatma s’appelait en réalité Slimi Fattoum bent El Hadj, ce qui fit monter un peu de rouge à son front…
Après les vérifications d’usage, il regarda bien dans les yeux notre homme et lui dit :
« Vous êtes accusé d’avoir échangé des coups avec Monsieur Amar Ballout… » c’était le vrai nom de Amar Tourcoing…
« Non Sid Erraïss… nous n’avons rien échangé… JE lui ai donné un coup de poing…
« Le plaignant affirme que vous lui avez donné deux coups de poing…
« Non Sid Erraïss… un seul ! et si son avocat lui en a administré un second qu’il se débrouille avec lui… »
Laifa Echakor ne pouvait concevoir que les villageois qui n’avaient pas vu la scène puissent penser un seul instant que Amar Tourcoing avait échangé des coups avec lui ou qu’il aurait pu résister à un seul de ses coups de poing… C’était se moquer de ses moustaches…
La genèse de l’affaire, tout le monde la connaissait au village. C’était il y’a dix ou quinze étés de cela… Laifa avait vendu deux moutons à Amar qui devait les égorger pour on ne sait quelle fête… « Je te paierai là-bas chez nous en devises » lui avait promis Amar… et quand Laifa était parti en France pour acheter sa 204 break bleue, Amar s’était défilé en disant : « j’ai acheté en Angirie, j’vas payer avec l’argent d’Angirie! »… Laifa était tenté alors de lui administrer la leçon là-bas mais il jugeait déshonorant de se retrouver entre algériens devant des policiers et des juges français… il avait attendu que Amar vienne au bled et que l’occasion se présentât, pour le faire payer à sa façon ; et tout le monde s’impatientait d’assister à ces retrouvailles qui ont fini par avoir lieu au début de l’été lors d’une rencontre fortuite au café El Moustaqbal…
A midi et demi on en était encore à la plaidoirie de l’avocat qui compensait son indigence oratoire par une gestuelle à l’ampleur théâtrale. Le témoin confirma mot à mot les dires de Laifa et les juges se retirèrent pour délibérer…
Quand il revint tout le monde se leva sauf Said Hamoud comme de bien entendu, mais cette fois ci c’est Salem Boukerche qui suppléa le juge et d’une voix rendue plus audible par le silence de la salle il lui cria : « Nodh ya bghal ! »…
Le juge prit tout son temps pour annoncer son verdict, en osant même répéter toute l’identité de l’accusé et le vrai prénom de sa mère…
« … le tribunal vous condamne à Mille Dinars d’amende… le dernier mot vous revenant, dites nous ce que vous avez à dire ! »
« Que Dieu augmente les richesses du tribunal (ikathar khair el mahkama), Sid Erraiss, vous m’avez condamné à 1000 DA… c’est bien fait pour moi !... mais je vous demande, si c’est possible… de m’ajouter encore 1000 DA pour m’être laissé avoir par ce « saloubri », par Dieu, je les mérite !... »
Il est connu que les juges ne rient jamais. Mais les occupants des premiers rangs de l’assistance auraient juré voir Sid Erraiss camoufler sa bouche derrière l’ample manche de sa robe après avoir levé la séance d’une voix à peine audible pour courir littéralement vers la porte réservée…
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