samedi 19 novembre 2011

LE PANTALON DE VELOURS ROUGE

Dans mon village, à la campagne, nous ne sommes pas très « style »… nous nous habillons comme nous pouvons car nous considérons l’habit avant tout comme protecteur de notre intimité et contre les morsures du soleil ou du froid.
Et c’est généralement de chez Moha, le fripier du marché, que nous achetions nos habits sans trop nous intéresser aux marques et aux couleurs, pourvu que ces habits soient à bon prix et qu’ils nous semblassent résistants…
François le poseur de pièges qui revint de France au début des années 70 (de mauvaises langues disent qu’il en fut expulsé) et qui vivait dans une grande indigence car il n’avait que la maigre pension de sa vieille mère pour ressource, avait acheté de chez Moha un pantalon de velours rouge qu’il portait tout au long de l’année…
Un jour, on lui ramena une convocation de l’armée… c’était un ordre d’appel. Il devait rejoindre une caserne du côté de Blida.
Sachant que dans tous les cas, la caserne ne pouvait être pire que la déche dans laquelle il vivait, il ne sembla nullement affecté à la perspective de sa conscription même il appréhendait l’instruction qu’on disait très sévère.
Ce soir là nous veillâmes avec lui jusqu’à une heure tardive.
François allait nous manquer avec ses histoires de grives durant deux longues années… oh ! nous aurons vite fait de lui trouver un autre villageois dont nous cultiverons l’originalité jusqu’à la caricature pour meubler notre temps mais c’était tout de même triste de ne plus entendre son français ponctuer nos discussions en arabe dialectal…
Avant de nous quitter il remit son chapelet de pièges à ressorts à Omar Double-Six qui lui promit qu’il allait en faire bon usage et qu’il les retrouverait intactes à son retour, nous lui fîmes une petite quête même si nous savions qu’il allait voyager à l’œil avec son ordre d’appel puis nous prîmes congé de notre lui.
Au petit matin, en pantalon de velours rouge et en chemise et veston sans couleurs, François prit le chemin de traverse pour rejoindre la gare d’où le train le mena vers Blida…
Le village réussit bien sûr à vivre sans François mais c’était comme un plat de cherchem (1) à qui il manquait les baies de lentisques… Il y’avait dans les longues veillées sur la terre battue, sous les peupliers de la place, comme son une ombre qui planait…
Cinq jours plus tard, les usagers du café de l’Avenir qui écoutaient distraitement Said Ruisseau raconter ses vieilles tribulations du temps où il était cafetier à Alger virent passer dans le soleil de 11 heures un pantalon rouge derrière l’abreuvoir municipal…
Said Hamoud se leva en faisant tomber sa chaise métallique dans un grand fracas et le bras tendu, il cria : « houa ! Wallah ghi houa ! »(2)
C’était en effet François qui passait de son pas pressé… On le vit entrer chez Boualem El Kridi, l’épicier de l’angle de la place…
Il en ressortit vite et on ne vit dans ses mains ni sachet noir, ni bouteille de limonade… C’était intrigant !...
Pourquoi François était-il revenu et pourquoi était-il rentré et sorti aussi vite de chez Boualem El Kridi ?
On était certains qu’avant la prière du D’hor tout le village saurait de quoi il retournait mais allez donc faire attendre la curiosité villageoise durant trois heures !
On dépêcha Said Hamoud chez Boualem El Kridi pour savoir pourquoi François était revenu mais l’épicier, les sourcils en accent circonflexe ajouta plus de mystère à la chose en avouant avoir reçu un François totalement méconnaissable qui avait juste demandé une petite boite de « nyla »(3) sans faire preuve de sa volubilité habituelle… Il avait, dit Boualem El Kridi, un visage soucieux qu’on ne lui connaît pas… il a peut-être déserté conclut-il en chuchotant assez fort aux oreilles de Said Hamoud pour se faire entendre par le garde-champêtre qui discutait sur le perron de l’épicerie avec El Hachemi, le directeur du comité de gestion…
Said Hamoud revint bredouille au Café de l’Avenir où les spéculations allaient bon train.
Moins d’une heure plus tard, on vit venir François… Il s’attabla au café et à la question : « Comment ça va le serbice minitaire ? » que lui lança Kader El Fartas, il répondit : « libéré après 5 jours… apte non incorporable ! »…
Said Hamoud qui n’avait rien compris, la chaise collée au fesses se rapprocha pour mieux entendre…
Devant la joie manifeste de tout le monde à l’annonce de la libération de François, il se mit lui aussi à rire de bon cœur et s’envoya goulument la bouteille de Ben Haroun payée par Kaddour pour fêter l’événement…
Et c’est alors qu’on remarqua que François portait un pantalon de velours d’un bleu agressif…
Voyant ses amis regarder alternativement son pantalon et ses yeux avec un étonnement manifeste, François s’expliqua :
« Sur cent cinquante kilomètres aller et cent cinquante retour, j’ai vu des milliers de personnes… Wallah aucun d’entre eux ne portait un pantalon rouge… Wallah que j’avais l’impression d’être nu… je suis allé voir Boualem El Kridi et j’ai acheté sa dernière boite de teinte bleue et j’ai repeint mon pantalon…’ et tout en parlant, il retroussait les jambes du pantalon sur ses maigres mollets où le tissu encore humide faute de temps pour sécher avait imprimé de grandes plaques bleues…

1- Plat traditionnel fait en grains de blé dur cuits à l’eau, fortement épicé et aromatisé parfois aux baies de lentisque
2- « Lui ! Par Dieu, c’est lui ! »
3- Nyla : teinture bleue utilisée pour teindre la laine.

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